Bruce Machart
Des hommes en devenir
Bruce Machart
Ed. Gallmeister (Nature Writing), 2014, 22 €
Traduit de l’américain Men in the Making par François Happe
Recueil de nouvelles, très américaines, et assez noires au premier abord.
Chacune de ces histoires, nous fait partager les fêlures d'hommes ordinaires dans des paysages typiquement américains, le plus souvent texans. Des histoires de chiens écrasés, d’accidents, d’enfants morts ou de parents disparus, ou tout simplement de garçons ou d’hommes ordinaires faisant de leur mieux dans des circonstances difficiles.
On n’oubliera pas Raymond, dans La seule chose agréable que j’ai entendue, aide-soignant qui agit de son mieux, avec compassion, au service des grands brûlés, alors que sa vie personnelle part en petits morceaux. Ou Dean Covin, convoyeur médical, qui prend le temps de se recueillir sur toutes les personnes dont il a transporté les restes, dans Ce qui vous fait défaut.
Ou à l’inverse le terrible grand-père texan de la nouvelle On ne parle pas comme ça au Texas, qui tente d’imposer valeurs « viriles » à son petit-fils en visite : lorsque l’enfant lui dit "Je suis désolé" , il rétorque : "On ne parle pas comme ça au Texas. Au Texas, on ne mâche pas ses mots, tu sais, c’est une chose qui ne se fait pas." "Par contre, ce qui se faisait, au Texas, apparemment, c’était de mettre un fusil dans les mains d’un enfant de neuf ans qui a la gueule de bois". (p. 90)
Bruce Machart, rencontré le 24/09 à la librairie Murmure des Mots, nous a dit rechercher dans l’écriture la même chose que dans la lecture : découvrir ce qui va se passer, se laisser prendre et surprendre par l’histoire et les personnages, sans savoir d’avance comment ça va finir. Il s’inspire de ce qui l’entoure, d’histoires entendues, de personnages ou de situations rencontrés. Engrange les histoires, les ressentis, les failles, jusqu’à ce plusieurs lui semblent s’accorder, se compléter. Pour Le sillage de l’oubli, son premier roman, l’élément déclencheur a été une histoire racontée par son père lorsqu’il était enfant, d’un homme pauvre et cruel, qui attelait ses fils à la charrue, à tel point qu’ils ont grandi le cou de travers. Cela lui semblait trop extrême pour être possible, et il s’est demandé s’il serait capable de rendre vraisemblable une telle histoire… (et n’a appris que plus tard qu’elle était vraie). De même, son roman en cours d’écriture a été inspiré par un moment de sa vie où il s’est interrogé sur les effets de la maladie d’Alzheimer, mais cela n’en compose qu’une petite part.
Lorsqu’il commence ses histoires, il s’attache beaucoup à ses personnages, sans savoir où ceux-ci vont le mener, ni avoir de fin en vue. Si ses personnages –nature comprise- sont aussi marquants, c’est peut-être parce qu’il les décrit au travers de tous les sens : regard, toucher, odeurs, goûts, bruits. En lisant Le dernier à être resté en Arkansas, le lecteur est frappé par les odeurs des résineux, la texture de l’écorce, le gel, la bière, la graisse de la monstrueuse écorceuse,… Dans Parce qu’il ne veut pas se souvenir, il évoque ainsi l’ambiance moite des nuits texanes : "Encore une de ces nuits de Houston, si chaude et si humide que vous pourriez accrocher des sachets de thé aux branches des arbres et les laisser infuser" (p. 57). Les hommes n’expriment pas leurs sentiments, a fortiori les Texans, donc l'auteur ne les exprime pas en mots, mais plutôt via des attitudes du corps, partant du principe que les expressions physiques seront plus parlantes, plus fiables que le cœur ou l’esprit, qui peuvent mentir.
A propos des titres de ses œuvres, Bruce Machart nous a fait part de son goût pour les mots enrichis par des significations multiples, rendues du mieux possible par un travail de traduction extrêmement fin. Monument fait ainsi référence aussi bien aux monuments et lieux que l’on aimerait avoir visités, au petit souvenir envoyé de Paris, qu’à la croix élevée par les MADD (Mothers Against Drinking Drivers) en souvenir du petit Kevin fauché par une voiture. Tandis que la traduction du Sillage de l’oubli, en anglais The Wake of Forgiveness, a dû abandonner les multiples significations de « Wake » (veillée, éveil, épiphanie, sillage) et adoucir Forgiveness (pardon) en oubli pour éviter les connotations plus religieuses du Pardon en français.
Né au Texas dans une famille nombreuse de fermiers d’origine Tchèque et allemande, Bruce Machart a rencontré un assez beau succès aux US, sauf sans doute au Texas, qui est son lieu de cœur, ou de référence, même s’il vit et enseigne au Massachussetts, plus libéral (comprendre : plus à gauche). Ses chiffres de ventes en France sont équivalents à ceux des Etats-Unis, ce qui peut surprendre, mais s’explique par le travail approfondi de son éditeur et des libraires, et le bouche à oreille. Même son recueil de nouvelles a rencontré du succès alors que ce n’est pas un genre très lu. Il les a écrites indépendamment, puis s’est rendu compte qu’elles sont reliées par un thème : apprendre à devenir un homme, malgré ses failles.
"Etre un homme, un homme accompli, c’est faire en permanence l’expérience du manque."
Pour reprendre, comme lui, l’image développée dans Monument des enfants qui se réconfortent l'un l'autre de leurs terribles pertes, entre soleil et pénombre, derrière le store à lamelles : toute personne oscille entre ombre et lumière. Ses nouvelles sont plutôt noires, mais avec une part de lumineux. Pour se réconcilier avec ce genre pas toujours apprécié.
Aline