30/03/2020
Ici n'est plus ici
Ici n’est plus ici
Tommy ORANGE
Albin Michel (Terres d’Amérique), 2019, 334 p., 21.90€
Traduit de l’américain There There par Stéphane Roques
Dans un prologue factuel, l’auteur rappelle en quelques épisodes comment les Indiens ont été exterminés et spoliés par les colons, comment ils ont été parqués dans des réserves, puis incités par l’Indian Relocation Act à s’installer dans les villes à la fin des années 1950.
Il s’attache ensuite au portrait d’une douzaine de ces « Indiens des villes » dans un roman kaléidoscope, où tous les personnages convergent peu à peu (pour des raisons parfois opposées) vers le grand pow-wow d’Oakland, rassemblement annuel où les Indiens (éparpillés le restant de l’année entre les réserves et les villes) viennent célébrer leurs traditions, chants et danses ancestraux.
Coincés entre deux cultures, les personnages de Tommy Orange sont touchants, fragiles : Orvil Read Feather, n’a que sa peau dorée, ses cheveux noirs et son nom rigolo pour attester de son origine, et découvre les danses traditionnelles sur Youtube ; Thomas Franck trouve une raison de ne pas boire avec les mélopées des anciens accompagnées du grand tambour ; Opal Viola Victoria Bear élève courageusement ses trois petits-neveux ; Blue tente d’échapper à une relation toxique en se jetant à corps perdu dans l’organisation du pow-wow ; des petits voyous, des buveurs, des repentis,… pleins de rage et de vitalité.
Dene Oxendene, sorte d’alter ego de Tommy Orange (né comme lui d’une mère blanche et d’un père Cheyenne/Arapaho de l’Oklahoma) s’attelle à un projet de recueil de témoignages d’Indiens vivant à Oakland et explique son objectif, qui pourrait bien correspondre à celui de l'auteur :
« Ce que je veux faire, c’est attester de l’histoire de certains Indiens d’Oakland. Je veux poser une caméra face à eux, transcrire ce qu’ils disent pendant qu’ils parlent, s’ils le veulent, les laisser écrire, tout récit que je pourrai recueillir, les laisser seuls pendant qu’ils racontent leur histoire, sans les mettre en scène, sans les manipuler ni leur imposer un sujet. Je veux qu’ils puissent dire ce qu’ils veulent. Laisser le contenu guider la vision. Il y a tant d’histoires…. depuis trop longtemps notre communauté est ignorée et demeure invisible…
Nous n’avons jamais vu l’histoire urbaine des Indiens. Ce que nous avons vu regorge de toutes sortes de stéréotypes qui font que personne ne s’intéresse à l’histoire des Indiens d’Amérique… à cause de la façon dont elle est décrite, elle prend un tour pitoyable et nous perpétuons cela, sauf que non, tout ça c’est des conneries, parce que le tableau d’ensemble n’est pas pitoyable, et que les histoires individuelles qu’on rencontre ne sont pas pitoyables, ni faibles, n’appellent pas la pitié, elles sont pleines d’une vraie passion, d’une rage, et c’est une des choses que j’apporte au projet, parce que c’est ce que je ressens moi aussi, c’est cette énergie-là que je lui apporterai. » (p.52)
Le titre fait référence à une citation de Gertrude Stein à propos de son ancien quartier populaire d’Oakland, ayant tellement changé qu’il n’était plus vraiment là. De même, la terre ancestrale des Indiens est toujours présente, mais plus vraiment là, enfouie sous le verre, le béton, le fer et l’acier : ici n’est plus ici.
Ce premier roman, exigeant, a rencontré un grand succès aux Etats-Unis. Finaliste du Pulitzer et du National Book Award, il a reçu le PEN/Hemingway Award.
Aline
16:17 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman étranger, indiens, etats-unis
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