L'arbre monde
L’arbre-monde
Richard POWERS
Le Cherche Midi, 2018, 550 p., 22€
Traduit de l’anglais par Serge Chauvin
La communication des arbres, la place de l’homme dans la nature et nos liens avec elle sont les thèmes centraux du nouveau roman de Richard Powers. Ces sujets, très en vogue actuellement, sont ici traités magistralement. Jusqu’à l’âge de 55 ans, l’auteur ne s’intéressait pas du tout aux arbres.
La découverte près de San Francisco de la forêt de séquoias géants, des arbres de 10 m de diamètre, 100 m de hauteur et plus de 1500 ans, a provoqué chez lui une fascination et une évidence : les arbres ne sont ni des objets ni un matériau à exploiter mais des êtres vivants. Ils sont partie prenante de l’histoire de l’humanité et participent à l’équilibre du monde. A l’arrivée des Européens, 4 grandes forêts primaires s’étendaient sur le territoire nord-américain. 98 % ont disparu ; il en reste 2 % qu’une poignée d’hommes veut sauver.
Richard Powers aborde ce sujet d’une façon originale et passionnante à travers le destin de 9 personnages, des ébréchés de la vie, qui ont chacun une essence d'arbre particulier dans leur histoire spécifique ou pour les représenter. Le roman comporte plusieurs parties, racines, tronc, cime, graines. La première, très dense, se dissémine en neuf longues nouvelles dont chacune aurait pu aboutir à un roman en soi, vertigineux de détails et de conséquences.
Nicholas, artiste dépressif dont la famille, avant de disparaître brutalement, avait réussi à maintenir en vie l’un des derniers châtaigniers d’Amérique, espèce éradiquée au début du 20e siècle suite à une épidémie cryptogamique.
Mimi Ma, dépositaire d’objets précieux amenés par son père, alors étudiant, venu aux États-Unis pour fuir la révolution chinoise. Jeune époux, pour honorer ses parents restés en Chine il plante un mûrier, l’arbre à soie qui a bâti la fortune de sa famille.
Adam dont le père plante un arbre à chaque naissance d’enfant. Pour la sienne, il a choisi un érable. Enfant, il est passionné par les mondes qui l’entourent, les insectes, les pierres, les minéraux, tous à l’exception des êtres humains.
Ray et Dorothy un couple atypique ; malgré un attachement viscéral de Dorothy à la liberté et un refus de tout ce qui s’apparente à la propriété, elle accepte d’épouser Ray. Celui-ci pense solidifier leur union par un acte symbolique : chaque année pour leur anniversaire de mariage, planter un végétal dans leur jardin.
Douglas est un marginal. Engagé dans la guerre au Vietnam, son avion a été touché par un obus ; les branches d’un banian ont amorti sa chute et l’ont sauvé. Il va de petit boulot en petit boulot et finit par planter des semis de sapins par milliers destinés à produire, en quelques années, du bois bon marché.
Neelay, fils d’immigrants indiens devenu paraplégique suite à sa chute d’un arbre, devient un génie des jeux vidéo et l’auteur d’un jeu au succès mondial, inspiré par le débordement du vivant. Il plonge les joueurs au milieu d’un monde animiste, vivant, grouillant, en devenir. A eux d’en décider l’avenir.
Olivia, étudiante, change radicalement de vie après avoir frôlé la mort et pense communiquer directement avec la nature.
Patricia, mal-entendante garde-forestière, est l’auteure d’une thèse révolutionnaire sur la manière dont les végétaux communiquent. Professeur de botanique à l’université, elle explique à ses étudiants que, s’il fallait concentrer la création du monde en une heure, la naissance des sols, des montagnes, des fleuves et des végétaux occuperait une quarantaine de minutes, tandis que l’humanité, elle, n’apparaîtrait que dans les trente dernières secondes. Et le temps de quelques battements de cœur pour détruire, asservir et programmer aveuglément sa propre disparition.
Tous vont, pour une raison ou une autre, converger vers la Californie et s’y rencontrer pour protéger un immense séquoia menacé de destruction, avant de se redéployer à nouveau aux quatre coins du pays, partageant désormais pour le meilleur ou pour le pire une histoire commune. Ils se retrouvent, avec quelques autres, autour d’actions qui les opposent aux puissantes entreprises d’exploitation forestière qui ont transformé la sylviculture en exploitation intensive. Mais que peuvent quelques dizaines d’activistes, certes déterminés, mais démunis face à des dirigeants sans état d’âme et pour qui seul le profit compte ? La répression extrêmement violente bouleverse leur vie.
L’Arbre-monde se découvre comme une forêt. Chênes, séquoias, châtaigniers, érables, aubépines, pins, plaqueminiers, trembles, noyers, bouleaux, acajous… à chaque espèce sa personnalité. Des siècles d’existence pour certaines. Et au fil de la lecture s’impose, dans un enchevêtrement de lyrisme et de poésie, la vision d’une infinie complexité. Le fouillis, le taillis, le sous-bois, l’humus. L’aérien et le sous-sol. Les réseaux, les échanges d’un bosquet à l’autre, un monde foisonnant où il reste beaucoup à découvrir.
Richard Powers explore ici le drame écologique et notre lente noyade dans le cyber-world, et nous rappelle que, sans la nature, notre culture n'est que ruine de l'âme. Il nous enseigne en même temps une leçon qui tient autant de la science que de la philosophie : comment la nature pense, se parle à elle-même et s’organise sans avoir recours à la raison, comment les forêts s’organisent par le biais de vastes réseaux de communication, comment les arbres "imaginent" leur propre destin quand ils font s’étendre leurs branches vers le ciel et leurs racines dans le sol.
Ce roman foisonnant très dense n’est pas toujours d’une lecture facile mais il est riche de connaissances et passionnant. Il ouvre au lecteur une porte sur de multiples interrogations : qui sommes-nous ? Sur quoi fondons-nous nos vies ? Quelle est la place du respect dû à tous les êtres vivants ? Notre économie de croissance et de surproduction a-t-elle seulement un sens, un avenir ? A travers cette approche des grands mythes des arbres fondateurs, ce sont nos fondements de vie qui sont mis en question. Richard Powers a réalisé un énorme travail documentaire et nous offre un roman très abouti et percutant, débordant d’humanité et de générosité, un texte à la gloire du vivant.
Annie P.