30/11/2014
Le complexe d'Eden Bellwether
Le complexe d’Eden Bellwether
Benjamin WOOD
Zulma, 499 p, 23.50€
Traduit de l’anglais The Bellwether Revivals par Renaud Morin
Oscar Lowe, à la fin de son service d’aide-soignant à la maison de retraite de Cedarbrook, obéit à une impulsion : attiré par la musique et les vitraux du King’s College, il entre écouter l’orgue et les chœurs de l’office religieux. Il y rencontre Iris Bellwether, puis son frère Eden, qui l’introduisent auprès de leur petite coterie d’étudiants appartenant à la jeunesse dorée de Cambridge.
Oscar alterne entre répulsion et attirance pour ce groupe fermé d’intellectuels, dont il ne sait pas toujours décrypter les attitudes, mais il ne peut résister à la belle et fraîche Iris. Il devient alors le jouet ou le témoin des efforts d’Eden – fou ou génial ? pour prouver ses théories sur l’hypnose et la thérapie musicale.
Calme, gentil, « normal », Oscar se situe à l’opposé d’Eden, et ne cherche qu’à aider les autres. Plus que les amis de longue date des Bellwether, il parvient à prendre de la distance par rapport à la personnalité narcissique et envahissante d’Eden. Ses origines plus modestes et son travail auprès des personnes âgées l’aident sans doute à garder les pieds sur terre, soutenu aussi par son amitié avec le vieux Dr Paulsen, un ancien professeur de lettres, qui l’encourage et lui prête ses livres.
Un premier roman très réussi, placé sous le signe de la musique, où le lecteur hésite longtemps à prendre position par rapport à l’intrigue et aux motivations des personnages principaux. C’est avec beaucoup d’humanité que l’auteur de 33 ans développe ses thèmes : amour, jalousie, manipulation, vieillesse, maladie...
Aline
22:13 Publié dans Coups de coeur, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman étranger, premier roman, musique, hypnose, folie
25/11/2014
Nos disparus
Nos disparus
Tim GAUTREAUX
Seuil, août 2014, 539 p, 23€
Traduit de l’américain The Missing par Marc Amfreville
Sam Simoneaux, cajun de l’Arkansas, est un gars décent, élevé dans le respect de la vie par son "Nonc". Débarqué en France le jour de l’Armistice de la Grande Guerre, il ne connaît que le froid et le déminage désordonné des champs de l’Argonne. Il revient aux Etats-Unis avec le souvenir lancinant d’une fillette française blessée, qu’il a dû abandonner quasi sans aide, et qui l’a surnommé Lucky : le chanceux.
"Sam était rentré d’Europe avec l’idée qu’il ne fallait pas trop se fier aux apparences, et que le monde était un endroit beaucoup plus dangereux qu’il ne l’avait cru. Comme la plupart de ses camarades, il n’avait pas vraiment compris ce qu’il avait traversé." Page 15 : arrivée dans les champs de l’Argonne, où il faudrait une vie pour tout déminer.
De retour à la Nouvelle Orléans, marié, chef de rayon aux Grands Magasins Krine, il occupe une position plutôt enviable jusqu’au jour où il est tenu pour responsable de l’enlèvement d’une fillette. Culpabilisé par la douleur de sa famille, il entreprend de retrouver la petite Lily Weller en remontant avec eux le Mississipi sur l’Ambassador, le bateau dancing où ils travaillent comme musiciens. Au gré des escales, il enquête jusque dans les bayous, et glane des renseignements, non seulement sur la petite Lily, mais aussi sur son propre passé. Car lui aussi promène dans sa tête son lot de disparus, et va à la rencontre de ceux qui lui manquent (Le titre anglais « missing » évoque la disparition, mais aussi le manque).
Les heures de navigation sur le fleuve font revivre l’époque où une excursion ou une soirée dancing à bord d’un bateau avec orchestre (noir ou blanc selon le public) était le rêve d’un soir ou d’une journée pour des populations isolées ; une rare distraction au milieu de la misère crasse, lourdement arrosée d’alcool de contrebande, quitte à finir en bagarres ; mais aussi la découverte du jazz, de la musique qui swingue, des danseurs déchaînés,…
p. 118 et suite
Je me suis régalée avec ce roman évocateur, empreint de nostalgie, à la fois enquête, peinture d'une société âpre, hymne à la musique, et réflexion sur la culpabilité, la responsabilité, la vengeance…
"[Son oncle Claude] lui avait appris qu’on avait peu de chances de revenir sur les actions de sa vie, qu’elles soient bonnes ou mauvaises."
Aline
18:02 Publié dans Coups de coeur, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman étranger, etats-unis, jazz
17/11/2014
Clandestines
Clandestines
Zoé FERRARIS
Belfond, 2014, 350 p., 21 €
Traduit de l’américain "Kingdom of Strangers" par Françoise Rose.
Suite à un vent de sable dans le désert, des cadavres de femmes d’origine asiatique sont mis à jour. Comment toutes ces femmes ont-elles pu être assassinées sans que leur disparition soit même signalée ? Un meurtrier en série sévirait-il en Arabie Saoudite ? Hypothèse inconcevable pour les musulmans moralistes !
La police de Djeddah enquête sous pression. L’inspecteur Ibrahim Zahrani, progressiste aux impeccables états de service se fait aider par les personnes les plus compétentes : pisteurs bédouins, ou -ce qui n’est pas du goût de ses collègues machistes ou musulmans ultra-pieux-, de Katya, médecin légiste talentueuse et déterminée à rendre justice à ces femmes. Mais il est perturbé par ses problèmes personnels : une femme intégriste insupportable, le mariage raté de son fils et la disparition brutale de son amante…
Ce roman policier noir est une plongée dans tout ce que la situation quotidienne des femmes d’Arabie Saoudite a d’insupportable et d'humiliant pour notre regard occidental : impossibilité de conduire, de sortir seule ; vie derrière voile, rideaux et volets ; dépendance de leur époux, frère ou fils pour la moindre sortie ; menace permanente de se faire accuser d’attitude immorale (voire d’adultère puni de la peine de mort) au moindre écart… réel ou imaginaire. Sans parler de la situation terrible des nombreuses clandestines d’Asie du Sud-Est, venues chercher du travail et se retrouvant esclaves domestiques, voire sexuelles.
Je conseille ce roman pour son intrigue, et plus encore pour sa découverte de l’Arabie Saoudite. L’écriture est fluide et rapide. Plusieurs personnages sont assez complexes pour que le lecteur s’y attache, certains apportant une lumière positive sur la société saoudienne.
Aline
22:43 Publié dans Coups de coeur, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman étranger, roman policier, arabie saoudite
15/11/2014
Le bourreau de Gaudi
Le Bourreau de Gaudí
Aro SÁINZ DE LA MAZA
Actes Sud (Actes Noirs), sept 2014, 663 p, 23.80€
Traduit de l’espagnol El Asesino de la Pedrera par Serge Mestre
Un corps en flammes est retrouvé suspendu au balcon de la Pedrera, monument emblématique de Barcelone, oeuvre de Gaudí, et l’auteur du crime fait circuler sur Internet une vidéo du supplice de sa victime. Ce meurtre cruel plonge la police catalane dans le plus grand désarroi, à quelques semaines de la visite du pape pour la consécration de la Sagrada Familia.
Faute d’indices, la juge Cabot impose aux services de la criminelle de réintégrer Milo Malart, policier révoqué par mesure disciplinaire, dont les méthodes non conventionnelles pourraient apporter un éclairage différent à l’affaire. Il enquête avec une sous-inspectrice débutante, poussé par l’urgence et l’impression que d’autres meurtres rituels vont suivre…
Malgré sa longueur, ce roman policier est passionnant. Le lecteur s’attache à la personnalité complexe de Milo Malart, et de sa jeune collègue pleine de répondant. L’intrigue progresse bien, s’épaississant au fur et à mesure des découvertes, plongeant ses ramifications dans la corruption et les vices des puissantes familles barcelonaises, les expropriations dues aux jeux olympiques de 1992, le journalisme à sensation,… jusqu’à une fin réussie. Barcelone n’est pas seulement un décor, mais un personnage du roman, avec ses transformations, ses différents quartiers, ses plages, et surtout l’œuvre architecturale de Gaudí dont le lecteur découvre une partie des détails et du symbolisme ésotérique.
Aline
20:51 Publié dans Coups de coeur, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman policier, barcelone, gaudi
19/10/2014
Portrait d'après blessure
Portrait d’après blessure
Hélène GESTERN
Arléa (1er Mille), sept 2014, 231 p., 20 €
Collègues de travail pour une série télévisée à base de photos d’archives, « Histoires d’images », Olivier et Héloïse sont victimes d’une explosion dans le métro et s’en sortent de justesse, blessés. La photo choc de leur évacuation est diffusée par la presse à sensation, puis relayée sur internet. Autant que par le présumé attentat et ses séquelles, leur vie se trouve bouleversée par cette mise à nu impudique. Il leur faut se reconstruire par rapport à l’explosion, mais aussi à cette exposition médiatique, démultipliée par les nouveaux moyens de communication, où « leur intimité [a été] disséquée au scalpel méchant de la presse à scandale ».
Hélène Gestern fait progresser son roman sur plusieurs tableaux : la reprise de la vie après une expérience traumatisante, les sentiments de deux personnages pudiques, l’enquête sur l’explosion dans le métro. Mais, comme l’annonce la citation choisie en exergue, ce roman veut aussi offrir une réflexion sur l’impact des photographies sur leurs sujets, et la responsabilité de celui qui les publie.
Willy Ronis, Ce jour-là : "Une photo n’est pas un parpaing avec lequel on puisse construire n’importe quoi. Je me sens entièrement responsable de l’utilisation de mes images"
Dans cette histoire, deux droits entrent clairement en conflit : le droit à l’information et le droit à la vie privée et à la dignité. Et "Il est vrai qu’il n’y avait pas de mots dans le code pénal pour décrire ce geste très particulier qui consiste à violer la douleur avec un objectif".
"Je comprenais surtout qu'une mécanique de presse cupide, dont le travail ressemblait plus à un tapin sur le boulevard de l’horreur qu’à du journalisme, détournait à son profit des lois qui n’avaient pas été écrites pour elle ; je constatais l’incroyable hypocrisie de cette entreprise – mais n’était-ce pas au fond celle de n’importe quel plan social truqué, de n’importe quelle créance pourrie – prête à vendre la dignité de n’importe qui pour quelques parts de marché, le bon plaisir des actionnaires ou trois grammes de notoriété supplémentaire. Pour ces gens-là, nous n’avions rien été, et même moins que rien – juste un paramètre susceptible d’améliorer un tirage hebdomadaire." (p. 182)
Et pour finir, ces mots tellement d’actualité…
"Mais quelles étaient-elles, ces fameuses « nécessités de l’information » ? Le spectacle de la mort en direct était-il devenu un dû ? On avait bien d’autres pudeurs quand il s’agissait de masquer le visage d’un confrère retenu en otage. Et nous-mêmes, dans tout cela ? Quel genre d’êtres stupides, engourdis de violence, étions-nous devenus, qu’il nous faille voir le sang en double page pour admettre qu’il avait coulé ?"
Aline
21:30 Publié dans Coups de coeur, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rentrée littéraire, roman, attentat, photographie, presse
Jacob, Jacob
Jacob, Jacob
Valérie Zenatti
Ed. de l’Olivier, août 2014, 165 p., 16 €
Valérie Zenatti situe son récit dans une famille juive de Constantine, traditionnelle, frustre, laissant peu de place aux aspirations des femmes, et aucune aux sentiments. Une vie étriquée où tous travaillent dur, et où le chef de famille est plus prompt à blâmer sa femme et à battre ses enfants à coups de ceinturon qu’à les encourager. Le seul qui fasse exception est le petit dernier, Jacob. Brillant, gentil et attentionné, il est la fierté de sa famille.
Après avoir été renvoyé de son lycée en tant que juif sous la pression des lois de la France pétainiste, il est néanmoins assez français pour être enrôlé en 1944 pour le débarquement en Provence. Le lecteur suit avec tendresse le parcours de ce jeune homme de 19 ans avec ses compagnons, Ouabedssalam, Attali, Bonnin et Haddad, tirailleurs Algériens ou Sénégalais. Dans cette guerre loin de chez eux, ils remontent vers l’Alsace, dans le froid et la peur, découvrant cette France apprise à l'école, libérant les villages, faisant aussi de belles rencontres.
Dans un rythme fluide, un récit émouvant et bien construit, L'auteur rend l'atmosphère de l’Algérie de 1944 à 1961, les odeurs, la chaleur, la fascination exercée par Constantine et ses ponts suspendus sur le Rhummel,…
Valérie Zenatti est née à Nice en 1970. En 1983 elle part vivre avec sa famille en Israël. De retour en France en 1990, elle exerce différentes activités, dont le journalisme et l'enseignement. Elle publie des livres pour la jeunesse à l'École des loisirs (nous avons beaucoup aimé Quand j'étais soldate et Une bouteille dans la mer de Gaza, et a publié trois ouvrages aux éditions de l'Olivier : En retard pour la guerre (2006), Les Âmes soeurs (2010) et Mensonges (2011). Elle est également traductrice des romans d'Aharon Appelfeld. On peut penser qu’elle transpose ici une partie de son histoire familiale.
Aline et Marie-Claire
20:55 Publié dans Coups de coeur, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, rentrée littéraire, algérie, débarquement
05/10/2014
Le dernier gardien d'Ellis Island
Le dernier gardien d’Ellis Island
Gaëlle Josse
Notabilia, sept. 2014, 14 €, 166 p.
"Dans quelques jours, j’en aurai fini avec cette île, dont je suis le dernier gardien et le dernier prisonnier".
Directeur d’Ellis Island, John Mitchell demeure jusqu’au bout de son démantèlement, tel un capitaine qui resterait dernier à bord. 9 jours, c’est le temps qu’il lui reste entre le départ du dernier immigrant et son propre retour à Brooklyn où l’attend un appartement terne.
9 jours, c’est suffisant pour revenir sur les événements et les personnes qui ont marqué sa vie : les deux femmes de sa vie, superbes dans son souvenir, Liz, l'épouse tendrement aimée, et Nella, l'immigrante sarde.
"Son histoire, pendant quelques dizaines d’années, s’est en grande partie confondue avec celle d’Ellis Island".
En toile de fond, le destin de tous les immigrants, arrivés chargés d’un lourd passé, après un difficile voyage en bateau, pour qui l’Amérique représente l’espoir, et le passage à Ellis Island semble le dernier obstacle : passer par cette "porte d’or", ou pour 2 % d’entre eux, être refoulés par cette "herse d’acier". John Mitchell organisait l’activité incessante de cette fourmilière de fonctionnaires, de médecins et d’infirmières chargés d’écouler le flot des candidats à l’immigration.
"J’ai parfois l’impression que l’univers entier s’est rétréci pour moi au périmètre de cette île. L’île de l’espoir et des larmes. Le lieu du miracle, broyeur et régénérateur à la fois, qui transformait le paysan irlandais, le berger calabrais, l’ouvrier allemand, le rabbin polonais ou l’employé polonais en citoyen américain après l’avoir dépouillé de sa nationalité."
A lire pour le récit de cet homme de devoir, déchiré par l’écart douloureux qui a marqué sa vie, mais aussi pour l’écriture ciselée de Gaëlle Josse, toute en finesse, où chaque mot trouve sa place exacte. Parmi ses autres romans, mon préféré est Les heures silencieuses, publié en 2011. Rencontre avec l'auteur à la librairie Murmure des Mots, à Brignais, le vendredi 7 novembre à 13h.
Aline
16:12 Publié dans Coups de coeur, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, rentrée littéraire, immigration
28/09/2014
Bruce Machart
Des hommes en devenir
Bruce Machart
Ed. Gallmeister (Nature Writing), 2014, 22 €
Traduit de l’américain Men in the Making par François Happe
Recueil de nouvelles, très américaines, et assez noires au premier abord.
Chacune de ces histoires, nous fait partager les fêlures d'hommes ordinaires dans des paysages typiquement américains, le plus souvent texans. Des histoires de chiens écrasés, d’accidents, d’enfants morts ou de parents disparus, ou tout simplement de garçons ou d’hommes ordinaires faisant de leur mieux dans des circonstances difficiles.
On n’oubliera pas Raymond, dans La seule chose agréable que j’ai entendue, aide-soignant qui agit de son mieux, avec compassion, au service des grands brûlés, alors que sa vie personnelle part en petits morceaux. Ou Dean Covin, convoyeur médical, qui prend le temps de se recueillir sur toutes les personnes dont il a transporté les restes, dans Ce qui vous fait défaut.
Ou à l’inverse le terrible grand-père texan de la nouvelle On ne parle pas comme ça au Texas, qui tente d’imposer valeurs « viriles » à son petit-fils en visite : lorsque l’enfant lui dit "Je suis désolé" , il rétorque : "On ne parle pas comme ça au Texas. Au Texas, on ne mâche pas ses mots, tu sais, c’est une chose qui ne se fait pas." "Par contre, ce qui se faisait, au Texas, apparemment, c’était de mettre un fusil dans les mains d’un enfant de neuf ans qui a la gueule de bois". (p. 90)
Bruce Machart, rencontré le 24/09 à la librairie Murmure des Mots, nous a dit rechercher dans l’écriture la même chose que dans la lecture : découvrir ce qui va se passer, se laisser prendre et surprendre par l’histoire et les personnages, sans savoir d’avance comment ça va finir. Il s’inspire de ce qui l’entoure, d’histoires entendues, de personnages ou de situations rencontrés. Engrange les histoires, les ressentis, les failles, jusqu’à ce plusieurs lui semblent s’accorder, se compléter. Pour Le sillage de l’oubli, son premier roman, l’élément déclencheur a été une histoire racontée par son père lorsqu’il était enfant, d’un homme pauvre et cruel, qui attelait ses fils à la charrue, à tel point qu’ils ont grandi le cou de travers. Cela lui semblait trop extrême pour être possible, et il s’est demandé s’il serait capable de rendre vraisemblable une telle histoire… (et n’a appris que plus tard qu’elle était vraie). De même, son roman en cours d’écriture a été inspiré par un moment de sa vie où il s’est interrogé sur les effets de la maladie d’Alzheimer, mais cela n’en compose qu’une petite part.
Lorsqu’il commence ses histoires, il s’attache beaucoup à ses personnages, sans savoir où ceux-ci vont le mener, ni avoir de fin en vue. Si ses personnages –nature comprise- sont aussi marquants, c’est peut-être parce qu’il les décrit au travers de tous les sens : regard, toucher, odeurs, goûts, bruits. En lisant Le dernier à être resté en Arkansas, le lecteur est frappé par les odeurs des résineux, la texture de l’écorce, le gel, la bière, la graisse de la monstrueuse écorceuse,… Dans Parce qu’il ne veut pas se souvenir, il évoque ainsi l’ambiance moite des nuits texanes : "Encore une de ces nuits de Houston, si chaude et si humide que vous pourriez accrocher des sachets de thé aux branches des arbres et les laisser infuser" (p. 57). Les hommes n’expriment pas leurs sentiments, a fortiori les Texans, donc l'auteur ne les exprime pas en mots, mais plutôt via des attitudes du corps, partant du principe que les expressions physiques seront plus parlantes, plus fiables que le cœur ou l’esprit, qui peuvent mentir.
A propos des titres de ses œuvres, Bruce Machart nous a fait part de son goût pour les mots enrichis par des significations multiples, rendues du mieux possible par un travail de traduction extrêmement fin. Monument fait ainsi référence aussi bien aux monuments et lieux que l’on aimerait avoir visités, au petit souvenir envoyé de Paris, qu’à la croix élevée par les MADD (Mothers Against Drinking Drivers) en souvenir du petit Kevin fauché par une voiture. Tandis que la traduction du Sillage de l’oubli, en anglais The Wake of Forgiveness, a dû abandonner les multiples significations de « Wake » (veillée, éveil, épiphanie, sillage) et adoucir Forgiveness (pardon) en oubli pour éviter les connotations plus religieuses du Pardon en français.
Né au Texas dans une famille nombreuse de fermiers d’origine Tchèque et allemande, Bruce Machart a rencontré un assez beau succès aux US, sauf sans doute au Texas, qui est son lieu de cœur, ou de référence, même s’il vit et enseigne au Massachussetts, plus libéral (comprendre : plus à gauche). Ses chiffres de ventes en France sont équivalents à ceux des Etats-Unis, ce qui peut surprendre, mais s’explique par le travail approfondi de son éditeur et des libraires, et le bouche à oreille. Même son recueil de nouvelles a rencontré du succès alors que ce n’est pas un genre très lu. Il les a écrites indépendamment, puis s’est rendu compte qu’elles sont reliées par un thème : apprendre à devenir un homme, malgré ses failles.
"Etre un homme, un homme accompli, c’est faire en permanence l’expérience du manque."
Pour reprendre, comme lui, l’image développée dans Monument des enfants qui se réconfortent l'un l'autre de leurs terribles pertes, entre soleil et pénombre, derrière le store à lamelles : toute personne oscille entre ombre et lumière. Ses nouvelles sont plutôt noires, mais avec une part de lumineux. Pour se réconcilier avec ce genre pas toujours apprécié.
Aline
17:27 Publié dans Coups de coeur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelles, amérique, rencontre d'auteur
27/09/2014
Bouillon de rentrée
Pendant l'été, nous avons lu et aimé :
Albatros, la croisière de la peur
Deborah SCALING KILEY, Phebus (Libretto),1998
Récit, très précis sur un plan technique, extrêmement impressionnant au niveau humain : une convoyeuse de bateaux doit mener un grand navire de croisière en Louisiane, assortie d’une équipe peu sérieuse. Tempête, naufrage, stress post-traumatique sont très bien décrits.
Baguettes chinoises
XINRAN, Ed. P. Picquier, 2008
Les lectures sous l’arbre, cet été, au Chambon sur Lignon, ont mis en avant les éditions P. Picquier et son riche catalogue asiatique.
Lorsque l’on sait qu’en Chine, le surnom traditionnel « baguettes » (utilitaires et jetables) correspond aux filles et « poutres » (solides, qui soutiennent le toit d’une maison) aux garçons, le cadre est déjà posé. Dans une famille où le père n’a pu engendrer que des filles, trois d’entre elles choisissent de migrer à Nankin pour tenter leur chance ailleurs que dans la campagne où elles n’ont aucun avenir. Du même auteur, nous avons eu un gros coup de cœur pour Funérailles célestes.
Caresse de rouge
Eric FOTTORINO, Gallimard, 2004
Félix Maresco est assureur, à Paris XVe. Dans un des immeubles gérés par sa compagnie, un incendie éclate, une femme et son fils ont disparu. Très touché par ce fait divers, qui fait écho à son histoire personnelle, Félix enquête, et dévoile peu à peu sa tragédie intime.
Fottorino est un auteur que nous suivons avec plaisir, nous avons entre autres beaucoup aimé Korsakov (2004), L’homme qui m’aimait tout bas (2009) et Questions à mon père (2010).
La part de l’aube
Eric MARCHAL, Ed. A.Carrière, 2013
1777, un avocat découvre à Fourvière un manuscrit écrit par un druide, qui décrit de nombreux aspects des traditions gauloises et leurs connaissances. Il tente de contacter Diderot et Voltaire pour faire changer en conséquence l’article sur les Gaulois de l’Encyclopédie. Eric Marchal rend hommage à la civilisation gauloise, et décrit de façon très accessible cette période attachante où fermente déjà la Révolution, avec de nombreux personnages historiques : Marie-Antoinette, Mesmer, Parmentier… ainsi que la ville de Lyon et ses habitants. Passionnant malgré ses 641 pages.
Sous le toit du monde
Bernadette PECASSOU, Flammarion, 2013
Une jeune Népalaise des hautes terres réussi à aller faire des études à Katmandou faire des études, grâce au roi et à la reine du Népal. Karan, un jeune Français d'origine népalaise, croit trouver en Ashmi la personne idéale pour incarner le nouveau Népal, et la pousse à devenir la première femme journaliste népalaise, ce qui précipitera son destin. Au fil de son récit, l’auteur décrit le Népal des dernières années, la condition féminine, ainsi que l’opposition marquée entre le Katmandou des touristes et du trek, qui s’intéressent peu au pays, et la misère locale ou la corruption.
Le messager
Markus ZUSAC, Ed. Kero, 2014
Ed Kennedy, jeune chauffeur de taxi sans avenir, se trouve par hasard dans une banque au moment d’un braquage, et est considéré comme un héros. Par la suite, il reçoit des messages sur des cartes à jouer, demandes d’aide de personnes en difficulté. Ces missions le forcent à se dépasser. Un roman qui sort de l’ordinaire, avec pas mal d’humour, qui laisse sur une interrogation : finalement, chacun pourrait-il vivre au-delà de ses capacités ?
Expo 58
Jonathan COE, Gallimard, 2014
Thomas, modeste fonctionnaire anglais, est choisi pour partir 6 mois à Bruxelles superviser la logistique du pavillon anglais pour l’exposition universelle. Dans cette période de guerre froide, il part naïvement, plein d’idéalisme, pensant participer à améliorer les relations entre pays. Mais l’histoire bascule dans l’espionnage. Sentant souffler le vent de l’aventure, Thomas hésite à se laisser séduire… Des notes cocasses.
On ne voyait que le bonheur
Grégoire DELACOURT, J.C. Lattès, 2014
La première partie du livre est décomposée en chapitres évoquant le prix de chaque chose, d’un plaisir, d’une vie humaine. Commence alors une longue énumération de moments (et leur prix), d’où émerge peu à peu la vie d’un homme, Antoine, qui semble confier à son fils ses interrogations sur la vie. Après un retournement dramatique, l’auteur entre dans un récit familial plus classique, sous-tendu par le manque d’amour maternel. Au total, ce livre est assez inégal, mais offre de belles pages émouvantes, avec une réflexion finale sur le pardon.
Réparer les vivants
Maylis de KERANGAL, Verticales, 2014
En 24h, l’auteur retrace toutes les étapes, depuis l’accident mortel de Simon jusqu’à la greffe de son cœur.Prix RTL-Lire.
En finir avec Eddy Bellegueule
Edouard LOUIS, Le Seuil, 2014
Eddy Bellegueule a du mal à porter son nom, dans village du Nord de la France, d’autant plus qu’il est homosexuel dans un milieu défavorisé incapable d’admettre cette différence. Il s’en sort grâce aux études. Récit assez noir, inspiré de la vie de l’auteur, très bien écrit.
La petite communiste qui ne souriait jamais
Lola LAFON, Actes Sud, 2014
Parce qu'elle est fascinée par le destin de la prodigieuse petite gymnaste roumaine de quatorze ans apparue aux JO de Montréal en 1976, l’auteur s’est inspirée des livres de Nadia Comaneci pour raconter ce qu'elle imagine de son expérience. Instructif et poignant, ce roman retrace la création du club de gymnastique en Roumanie par Béla, le régime de travail intensif, les transformations du corps des filles affamées et poussées à l’extrême, l’emprise de l’Etat…
Les critiques de plusieurs romans évoqués au Bouillon ont déjà été postées sur le blog, cliquer sur la page coups de cœur pour en lire le détail.
Et pour changer, deux livres choisis parmi d’autres genres que le roman :
Lunes Birmanes
Sophie Ansel, Sam Garcia
BD Delcourt (Mirages), 2012
Cette bande dessinée, très instructive, se penche sur les exactions de la junte birmane, et montre le visage des minorités ethniques opprimées en Birmanie (et Thaïlande, Malaisie), qui sont la proie des agissements inhumains des trafiquants en tous genres. A lire !
Kako le terrible
Emmanuelle POLACK, BARROUX
La Joie de Lire, 2013
Album jeunesse. Récit inspiré d’un fait divers réel du début du 20e siècle, et dont les illustrations utilisent des cartes postales et articles de journaux d’époque. Dans la ménagerie du Jardin des Plantes de Paris, Séraphin le gardien recueille un hippopotame dont il s’occupe avec dévouement… jusqu’au jour où une soirée festive trop arrosée mène au drame.
18:49 Publié dans Bouillon de lecture, Coups de coeur, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : comité de lecture
23/09/2014
Orphelins de Dieu
Orphelins de Dieu
Marc Biancarelli
Actes Sud, 2014, 20 €
Corse, XIXe siècle. Vieux tueur à gages, Ange Columba, dit "l’Infernu", en bout de course, malade, est engagé par Vénérande, une jeune fille à demi folle de douleur et de haine après l’attaque sauvage et inutilement cruelle dont a été victime son jeune frère. Cette poursuite de la vengeance, ainsi que le lien qui se tisse peu à peu entre la jeune fille et le tueur, évoquent nettement le film des frères Coen, True Grit, (cité en exergue).
Ensemble, Ange et Vénérande traversent les régions reculées des montagnes corses, à la poursuite des bandits sans foi ni loi… que l’Infernu connaît bien, puisqu’il a combattu à leurs côtés lorsqu’il était plus jeune.
Peu à peu, le vieux tueur confie des lambeaux de son histoire à Vénérande, et les deux récits se mêlent, resituant les personnages à plusieurs époques et évoquant des pages sauvages de l’histoire de Corse. Ange Columba a rejoint très jeune l’armée de libération de Corse, qui a connu quelques succès sous les ordres du capitaine Poli. Lorsque cette armée autoproclamée a été chassée par les voltigeurs, elle s’est peu à peu transformée en groupe de mercenaires en Toscane et en Grèce, puis d’effroyables brigands en Corse.
p. 207 "Rappelle-toi, Vénérande, comment tout a commencé… Garde de moi cette seule image, moi qui marchais dans l’insouciance, les soldats de notre liberté chantant à mes côtés, et notre capitaine qui guidait notre espoir… nous étions l’armée du peuple et après nous il n’y eut plus personne…"
p.158 "Les guerres d’indépendance, quand c’est chanté par les poètes, ça va, mais quand on les vit en vrai on n’a pas envie d’en faire des chansons. Mais à la vérité, on n’était plus des héros depuis longtemps. On était des salopards. Ouais. Le drapeau on l’a laissé au pays, et après il a fallu survivre, et nous on savait faire que la guerre. Et à la guerre, tu tues des gens. Tuer, voler, passer de ville en ville, s’enfuir encore, plus loin, à chaque fois plus loin, et au bout d’un certain temps, tu as oublié pourquoi tu fais ça, mais ce qui est sûr c’est que tu ne sais pas faire autre chose."
Un roman puissant et cruel, à l’écriture parfaitement maîtrisée. L’auteur s’attache à ses personnages, à la fois violents et fascinants, ainsi qu’aux paysages corses. J’ai manqué un peu de repères historiques (exactions des Bleus p. 187, voltigeurs ?)… Mais peut-être ne faut-il pas en chercher, et s’intéresser plutôt à l’universalité de ce roman qui interroge sur ce qui pousse certains hommes au pire ?
Voir l'excellente critique d'Emmanuelle Caminade dans La Cause littéraire.
Aline
14:29 Publié dans Coups de coeur, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, corse, rentrée littéraire