
Dans les geôles de Sibérie
Yoann Barbereau
Stock (la bleue), 2020, 300 p., 20€90
Une plongée terrifiante dans le système pénitentiaire russe. Yoann Barbereau fait œuvre littéraire du complot qui l’a envoyé en prison en 2015, et de son évasion incroyable de Russie trois ans plus tard.
Amoureux de la Russie, de son peuple, de sa culture, Yoann Barbereau occupe avec succès le poste de directeur de l'Alliance française à Irkoutsk en Sibérie orientale. Avec son épouse russe, Margot, il s’introduit rapidement dans les cercles d’influence et devient notamment proche du maire, un opposant à Vladimir Poutine.
Le 11 février 2015 des hommes en civil font irruption à son domicile et s’en prennent violemment à lui, devant sa femme et sa fille Diane âgée de 5 ans ; il est menotté, cagoulé et emmené en voiture pour une destination inconnue. Interrogé, frappé, il est sommé d’avouer… mais quoi ? "Quelques heures plus tard, il apprend qu'on l'accuse de pédophilie, plus exactement, d'avoir diffusé des documents pédopornographiques et d'avoir violé sa fille. C’est l’incompréhension et la stupeur."
Alors qu’il espère la venue de sa femme pour dissiper cette erreur et le faire libérer, la police l’informe qu’elle a demandé la protection des autorités et son incarcération (témoignage qu’elle rejettera par la suite, arguant qu’il a été fait sous pression). Après sa garde à vue, il est emprisonné 71 jours dans "des conditions épouvantables où il est facile de sombrer. La seule façon de s’en sortir c’est de s’adapter à la lumière qui ne s’éteint jamais, à la caméra, aux ordres souvent arbitraires, aux brimades, aux humiliations, aux fouilles et à bien d’autres façons d’abattre un homme. Il est vital pour lui de convaincre ses compagnons de cellule que l’accusation de pédophilie est mensongère et qu’il est victime d’une machination montée par le FSB" (service secret pour la sécurité intérieure russe).
Après un séjour de 20 jours en hôpital psychiatrique, pour de nouvelles expertises, il est assigné en résidence sous contrôle d’un bracelet électronique. En France, sa famille et ses amis constituent un comité de soutien, pour obtenir l’annulation du procès car il risque une lourde peine. Les autorités françaises assurent de leur soutien, tiennent de beaux discours et font de belles promesses, mais n’agissent pas, et la nouvelle redoutée arrive : le comité d’enquête fédéral ordonne l’ouverture du procès.
Yoann Barbereau est effondré. Il sait que les gens du FSB ne le lâcheront pas. La seule alternative pour lui est la fuite. Avec la complicité d’un ami russe opposant au régime, il prépare minutieusement son évasion. Il parvient à déjouer la surveillance, et à effectuer un voyage incroyable de 5000 km jusqu’à Moscou, où il trouve asile à l’ambassade de France, qui s’avère être une prison dorée. Quand il apprend qu’il est condamné par contumace à 15 ans de camp à régime sévère, une évidence s’impose : il ne peut compter que sur lui-même. Il s’enfuit à nouveau et parvient enfin à la frontière russo-estonienne après une marche difficile de 12 km. Il est libre.
Où faut-il chercher les raisons de son arrestation ? Il est informé de source sûre que le FSB a monté un dossier compromettant contre lui. C'est le fameux « Kompromat », souvent utilisé en Russie pour porter préjudice à une personnalité politique ou à toute autre personne indésirable. "J’étais trop visible, agaçant, trop audible, proche du maire, trop libre, j’étais un mégalo, ma mise au pas ferait avancer les carrières de l’ombre. C’était le calcul. Ne jamais sous-estimer la bêtise et le désœuvrement du FSB dans les lointaines provinces."
Son récit dresse un portrait sans concession de la Russie de Poutine, le fonctionnement du pays, sa justice, ses prisons, les cercles d'influence locaux, les mafias, les petits chefs zélés et carriéristes qui veulent se faire bien voir, les kompromats qui détruisent les individus.
C’est aussi un récit empreint de culture, ponctué de très beaux passages littéraires. Il rend hommage aux écrivains russes. Ce sont eux qui, avec ses souvenirs de lecture de Villon à Alexandre Dumas, en passant par La Fontaine et Voltaire, lui permettent d’évaluer sa propre situation, de supporter sa condition et d’envisager son avenir. Enfin son amour de la Russie éclate dans de belles pages consacrées à son premier contact avec ce pays à Rostov sur le Don, à la nature sauvage de Sibérie, au lac Baïkal.
"Une féerie glacée se déploie autour de nous, elle nous protège ; nous chantons ; Diane reste interdite devant les tuyaux azurins d’un orgue monumental inventé par le gel. Dehors le Baïkal a installé une ruine de glace, elle s’offre à perte de vue. C’est un lacis d’arêtes saillantes, blanches ou cristallines, certaines ont été bleutées, il y a des totems glorieux et le masque d’une gorgone posé sur le chaos...Nous nous tenons ensemble dans cet éblouissement".
Annie