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Critiques de livres - Page 4

  • Souvenirs doux amers du Vietnâm

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    Sous le ciel qui brûle

    Hoai Huong Nguyen

    V. Hamy, 2017, 18€

     

    A 40 ans, Tuân vit en ermite dans l’Oise. Lors d’une promenade dans la forêt de Chantilly, à la recherche des premières jonquilles du printemps, il laisse affluer ses souvenirs d’enfance en Anman. Les paysages de campagne vietnamiens et français semblent dialoguer dans une douceur mélancolique.

    « Son grand-père avait construit sa maison dans le hameau de Shui (non loin de Huê), sur un large terrain au bord d’une rizière. Lorsque ses enfants étaient devenus grands, ils y avaient bâti leur maison à côté de la sienne, de sorte que cette entreprise finit par donner un lot de paillotes hétéroclites au milieu d’un jardin verdoyant. Il y poussait toutes sortes de plantes ; lorsque Tuân était petit et qu’il s'y promenait, les belles-de-nuit, les roses et les pivoines formaient à ses yeux une forêt colorée. Le grand-père avait aménagé un verger où l’on trouvait de nombreux arbres fruitiers. Un plaqueminier centenaire y tenait une place singulière. Haut de vingt mètres, il avait un énorme tronc entrelacé d’orchidées blanches ; à l’automne, son feuillage devenait écarlate et se chargeait de fruits sucrés. Dans le pays, on le disait habité par les esprits errants. Chaque nuit, il semblait s’animer, ses branches craquaient et murmuraient sous le vent… »

    Elevé par son grand-père et par sa tante Anh à la mort de ses parents, Tuân a vu partir tous ceux qu’il aimait. Avec la progression du Viet-Minh, les séparations et les exactions se sont multipliées, jusqu’à pousser Tuân à l’exil.

    Tombé amoureux du français à l’école primaire, pour ses comptines et ses sonorités, il a lu avec délices les volumes de la Comtesse de Ségur, qui lui semblaient d’un grand exotisme, et partagé ses lectures avec sa jeune cousine. Adolescent, ce sont les écrits de Gérard de Nerval qui l’ont passionné et lui ont donné le goût de la campagne française et de la poésie. C’est aussi cette langue adorée qui sera son refuge et son inspiration.

    Ce texte baigné de poésie navigue avec douceur entre la nostalgie de l’enfance et la mélancolie du présent. Les moments difficiles sont atténués par l’évocation puissante des paysages et des personnes aimés.

    Aline

  • L'imprudence

    Laos, exil, famille, sexualité

    L’imprudence

    Loo Hui Phang

    Actes Sud, 2019, 139 p., 17€50

     

    Issue du monde de la BD, l’auteure signe ici son premier roman, récompensé par le prix Senghor du premier roman francophone 2019.

    Vietnamienne née au Laos, la narratrice n’avait qu’un an lorsqu’elle a quitté le pays clandestinement avec ses parents et son frère. Elle a grandi à Cherbourg, dans sa famille qui tentait de respecter les traditions vietnamiennes… et il lui a fallu quitter les siens pour affirmer son indépendance et vivre de son « job » de photographe.

    Lorsque sa grand-mère Waipo meurt, elle passe quelques semaines en famille au Laos, à Savannakhet. Occasion de renouer avec son grand-père, avec qui elle se sent des affinités, mais aussi de mesurer à quel point sa vie française la différencie de la jeune femme qu’elle aurait été si sa famille était restée au Laos. C’est à son grand frère que s’adresse le récit, toujours à la deuxième personne. Ce grand frère tellement marqué par l’exil qu’il s’est refusé à réussir sa vie en France.

    Consolation, exutoire, plaisir de l’instant, passion… une grande part du récit est consacrée à sa sexualité, revendiquée et vécue sans complexes, miroir de celle de son grand-père en son temps. Pour reprendre le titre de l’une de ses bandes dessinées, elle aime le regard et "l’odeur des garçons affamés".  

    L’écriture est ramassée et sensuelle, mais pas crue. On s’attend à ce que Loo Hui Phang reprenne et approfondisse les thèmes du désir, de la famille, et de l'exil, sur lesquels il semble qu’elle ait encore beaucoup à dire.

    laos,exil,famille,sexualitéLire aussi sa bande dessinée Black-out, avec Hugues Micol à l'illustration, chez Futuropolis. Biographie de Maximus Wilde, acteur charismatique métis de descendance noire, chinoise et amérindienne, cette BD s'attaque au mythe Hollywoodien, et démontent les artifices d’un monde injuste et centré sur les blancs, maillon de la propagande gouvernementale.

    Aline

  • Lettre d'amour sans le dire

    rentrée littéraire

    Lettre d’amour sans le dire

    Amanda STHERS

    Grasset (Littérature française), 2020, 140 p., 14€50

     

    Au fil des pages, la narratrice se dévoile par petites touches, en s’adressant au masseur shinto japonais qui a réveillé son corps et l’a rendue à elle-même. Pour se rapprocher de lui, elle a pris des cours de japonais, et s’est plongée dans la culture et la littérature japonaise.

    Professeure de français en retraite anticipée, « plouc du nord » installée à Paris par sa fille, Marine, entrée par mariage dans la grande bourgeoisie, et qu’elle embarrasse plus qu’autre chose. On s’attache à cette femme en retrait, qui a subi sa vie plus qu’elle ne l’a vécue, soumise aux souhaits (et aux attouchements) des autres.

    Délicat et japonisant.

    Marie-Josée et Aline

  • Le Dit du Mistral

    roman, rentrée littéraire, Luberon, légende

    Le Dit du Mistral

    Olivier MAK-BOUCHARD

    Le Tripode, 2020, 348 p., 19€

    ©Couverture réalisée par Phileas Dog, collectif des 400 coups

     

    Suite à un fort orage, un muret de pierres sèches séparant le terrain du narrateur de celui de son voisin s’est écroulé, révélant au regard acéré du paysan, parmi les éboulis, des "cailloux qui n’en étaient pas, des tessons de terre cuite, des bouts de poterie". Le paysan refuse d’informer les autorités, de peur d’être dépossédé de son champ  de cerisiers : un coup de tractopelle, et on n’en parlera plus !

    C’est compter sans le narrateur, passionné d’archéologie, qui ne peut se résoudre ni à dénoncer le paysan, ni à perdre une si belle occasion de faire des fouilles en amateur. Et voilà les deux compères qui creusent et dégagent un visage sculpté dans le calcaire, ainsi que des centaines de tessons, à partir desquels ils s’efforcent de reconstituer des poteries. Ni vases, ni amphores, ni lampes votives… les objets découverts comme la fascinante "femme-calcaire" sont liés aux légendes locales.

    La silhouette du Hussard, le chat du narrateur, traverse tout le roman, gambadant sur les murets sous la pluie, sillonnant les vergers, faisant la navette entre les deux hommes, rapprochés un temps par leur découverte, mais aux personnalités opposées. Le narrateur, intellectuel et rêveur, décrit ainsi le paysan :

    "On sentait chez monsieur Secaillat cette force paysanne que rien ne fait plier et qui encaisse tout, obstinément, sans broncher. Avec lui, il y avait certes un temps pour la réflexion ; mais, une fois que c’était pesé, décidé, il n’y avait rien d’autre à faire qu’avancer, en serrant les dents, les coudes et les fesses, peu importe si le chemin était dur à parcourir. On pouvait lui demander si c’était le bon moment pour labourer, si la pluie risquait d’arriver ou non s’il ne valait pas mieux attendre un peu. On pouvait lui demander, mais une fois que c’était décidé, que le soc de la charrue rentrait dans la terre, rien ni personne ne pouvait l’en faire dévier. Tracer une ligne droite jusqu’au bout du champ, et une fois là-bas, revenir en parallèle. Qu’un mistral souffle à décorner les bœufs, qu’il se mette à grêler aussi gros que des prunes, ce qui était dit était dit. Monsieur Secaillat était comme il parlait : grand et sec comme un fil de fer, sans galimatias ni chichi bellis. On pouvait croire qu’il n’avait que la peau sur les os, qu’une pichenette suffirait pour le faire tomber. C’était à la fois faux et trompeur. Faux, car il suffisait de le regarder travailler pour le voir soulever des masses que ni vous ni moi n’aurions bougées d’un millimètre. Trompeur, car il en jouait : il se présentait maigrelet comme un atoumié pour mieux tromper son monde et rafler la mise à la fin. Il n’y avait que ses yeux pour le trahir : des yeux fins comme des brins de lavande, bien cachés derrière tout un pataquès de paupières, qui scrutaient tout et ne laissaient rien passer." (p. 99)

    Dans ce voyage au cœur du Luberon, actuel mais traversant les époques, qui évoque Giono, Bosco et Daudet, l’auteur insère des bribes d’histoire et des contes locaux, faisant bifurquer le récit vers un monde antique et mythologique. "En bon Provençal, il faut se tourner du côté des légendes pour avoir un début d’explication" (p. 92). Il emploie également de nombreuses locutions provençales, pleines de soleil, et nous régale de cuisine méridionale, aïgo boulido en tête !

    Dès la légende placée en introduction, l’auteur place le Luberon sous le signe des éléments, calcaire pour la terre, ocres pour le feu, Calavon pour l’eau, et mistral pour l’air. On retrouve cette dominante dans la structure du récit, qui commence par une crue d’orage creusant la terre, et finit par un incendie d’été poussé par le mistral…

    Aline

  • Dans les geôles de Sibérie

    roman, Russie

     

    Dans les geôles de Sibérie

    Yoann Barbereau

    Stock (la bleue), 2020, 300 p., 20€90

     

    Une plongée terrifiante dans le système pénitentiaire russe. Yoann Barbereau fait œuvre littéraire du complot qui l’a envoyé en prison en 2015, et de son évasion incroyable de Russie trois ans plus tard.

    Amoureux de la Russie, de son peuple, de sa culture, Yoann Barbereau occupe avec succès le poste de directeur de l'Alliance française à Irkoutsk en Sibérie orientale. Avec son épouse russe, Margot, il s’introduit rapidement dans les cercles d’influence et devient notamment proche du maire, un opposant à Vladimir Poutine.

    Le 11 février 2015 des hommes en civil font irruption à son domicile et s’en prennent violemment à lui, devant sa femme et sa fille Diane âgée de 5 ans ; il est menotté, cagoulé et emmené en voiture pour une destination inconnue. Interrogé, frappé, il est sommé d’avouer… mais quoi ? "Quelques heures plus tard, il apprend qu'on l'accuse de pédophilie, plus exactement, d'avoir diffusé des documents pédopornographiques et d'avoir violé sa fille. C’est l’incompréhension et la stupeur."

    Alors qu’il espère la venue de sa femme pour dissiper cette erreur et le faire libérer, la police l’informe qu’elle a demandé la protection des autorités et son incarcération (témoignage qu’elle rejettera par la suite, arguant qu’il a été fait sous pression). Après sa garde à vue, il est emprisonné 71 jours dans "des conditions épouvantables où il est facile de sombrer. La seule façon de s’en sortir c’est de s’adapter à la lumière qui ne s’éteint jamais, à la caméra, aux ordres souvent arbitraires, aux brimades, aux humiliations, aux fouilles et à bien d’autres façons d’abattre un homme. Il est vital pour lui de convaincre ses compagnons de cellule que l’accusation de pédophilie est mensongère et qu’il est victime d’une machination montée par le FSB" (service secret pour la sécurité intérieure russe).

    Après un séjour de 20 jours en hôpital psychiatrique, pour de nouvelles expertises, il est assigné en résidence sous contrôle d’un bracelet électronique. En France, sa famille et ses amis constituent un comité de soutien, pour obtenir l’annulation du procès car il risque une lourde peine. Les autorités françaises assurent de leur soutien, tiennent de beaux discours et font de belles promesses, mais n’agissent pas, et la nouvelle redoutée arrive : le comité d’enquête fédéral ordonne l’ouverture du procès.

    Yoann Barbereau est effondré.  Il sait que les gens du FSB ne le lâcheront pas. La seule alternative pour lui est la fuite. Avec la complicité d’un ami russe opposant au régime, il prépare minutieusement son évasion. Il parvient à déjouer la surveillance, et à effectuer un voyage incroyable de 5000 km jusqu’à Moscou, où il trouve asile à l’ambassade de France, qui s’avère être une prison dorée. Quand il apprend qu’il est condamné par contumace à 15 ans de camp à régime sévère, une évidence s’impose :  il ne peut compter que sur lui-même. Il s’enfuit à nouveau et parvient enfin à la frontière russo-estonienne après une marche difficile de 12 km. Il est libre.

    Où faut-il chercher les raisons de son arrestation ? Il est informé de source sûre que le FSB a monté un dossier compromettant contre lui. C'est le fameux « Kompromat », souvent utilisé en Russie pour porter préjudice à une personnalité politique ou à toute autre personne indésirable. "J’étais trop visible, agaçant, trop audible, proche du maire, trop libre, j’étais un mégalo, ma mise au pas ferait avancer les carrières de l’ombre. C’était le calcul. Ne jamais sous-estimer la bêtise et le désœuvrement du FSB dans les lointaines provinces."

    Son récit dresse un portrait sans concession de la Russie de Poutine, le fonctionnement du pays, sa justice, ses prisons, les cercles d'influence locaux, les mafias, les petits chefs zélés et carriéristes qui veulent se faire bien voir, les kompromats qui détruisent les individus. 

    C’est aussi un récit empreint de culture, ponctué de très beaux passages littéraires. Il rend hommage aux écrivains russes. Ce sont eux qui, avec ses souvenirs de lecture de Villon à Alexandre Dumas, en passant par La Fontaine et Voltaire, lui permettent d’évaluer sa propre situation, de supporter sa condition et d’envisager son avenir. Enfin son amour de la Russie éclate dans de belles pages consacrées à son premier contact avec ce pays à Rostov sur le Don, à la nature sauvage de Sibérie, au lac Baïkal.

    "Une féerie glacée se déploie autour de nous, elle nous protège ; nous chantons ; Diane reste interdite devant les tuyaux azurins d’un orgue monumental inventé par le gel. Dehors le Baïkal a installé une ruine de glace, elle s’offre à perte de vue. C’est un lacis d’arêtes saillantes, blanches ou cristallines, certaines ont été bleutées, il y a des totems glorieux et le masque d’une gorgone posé sur le chaos...Nous nous tenons ensemble dans cet éblouissement".

    Annie

  • Le Bon, la Brute et le Renard

    roman, rentrée littéraire, road trip, etats-unis, chine

     

    Le Bon, la Brute et le Renard

    Christian GARCIN

    Actes Sud, 2020, 325 p., 21€50

     

    Le détective-chaman Zuo Luo, "Zorro" chinois spécialiste du sauvetage de demoiselles en danger et  son acolyte Bec-de-Canard, plus fin qu’il n’y parait, sont invités dans l’ouest américain pour rechercher la fille disparue de Big Meinfei. Les trois Chinois enquêtent dans le désert du Nevada, dans une compétition inconsciente avec deux flics locaux. Contrairement à son habitude, Zuo Luo ne maîtrise rien, et se laisse mener par son enquête, envahi du sentiment de son inutilité dans ce pays dont il ne comprend ni la langue ni les usages…

    De son côté, un journaliste chinois et auteur réticent, Chen Wanglin, est envoyé en France par son patron, dont la fille s’est évaporée. Occasion d’un regard décalé sur Paris et sur Marseille, pas si différents, au fond, de certaines ruelles chinoises.

    Qui est le Bon, qui est la Brute, et qui le Renard ? Entre joutes de poésie chinoise et réflexions sur de possibles mondes parallèles, les personnages se laissent entraîner dans un jeu de miroir semi-conscient. Existent-ils autrement que comme personnages de fiction ? Sont-ils les acteurs ou les jouets de leur vie ? Servent-ils, enfin, à quelque chose ?

    Dans ce "Road trip taoïste", un sans-abri peut vous offrir une anthologie de poésie classique chinoise, et une policière américaine cultivée porter le même nom (finnois) qu’un bar de Guangzhou. Lire ce roman pour sa thématique policière mènerait à une déception. En revanche sa construction, son ton, ses dialogues savoureux et les nombreux thèmes abordés en font un roman attachant et original.

    Aline

    "Tu lisais, toi, enfant ? demanda Bec-de-Canard. - Jusqu’à douze-treize ans, oui.

    - Et après ? - Après j’ai été adolescent et je suis devenu con.

    - Ouais, moi pareil. Plus tard on s’en rend compte, et on passe le reste de notre vie à essayer de redevenir aussi subtil, curieux, intelligent, malin et ouvert à tout qu’on l’était jusqu’à douze-treize ans. - Ça dépend des individus. Moi je suis devenu con plus tôt. A onze ans, maximum.

    - C’est que tes hormones ont travaillé avant les miennes. J’étais peut-être un peu en retard pour mon âge. Et toi, Menfei ? - Moi j’ai toujours été con." (p. 202)

     

    "Ai-je un corps ou n’en ai-je pas / Suis-je moi ou ne le suis-je pas / Ainsi ma pensée s’interroge / Assis contre la falaise le temps s’écoule lentement / Entre mes pieds poussent les herbes vertes / Sur le haut de ma tête tombe la poussière rouge " (Han Shan, p. 191)

  • Saturne

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    Saturne

    Sarah CHICHE

    Seuil (Cadre rouge), 2020, 208 p., 18€

     

    Dans ce récit psychologique, la narratrice cherche l’origine de son état "saturnien" ou mélancolique-dépressif. Articulé autour du non-dit, il ne s’agit pas d’un secret de famille, mais d’un manque de paroles, de mots pour poser la mort de son père, lorsqu’elle avait deux ans, et dont elle a, toute son enfance, attendu le retour.

    Dans une première partie assez lente, Sarah Chiche met longtemps à planter le décor d’une famille paternelle "pied-noir" d’Algérie, une lignée de médecins entrepreneurs, qui seraient à l’origine des cliniques privées en France. Des notables, à la fois fascinés et rebutés par sa mère, la splendide Eve (choix de prénom significatif !), elle-même marquée par ses origines populaires et sa mère aliénée. La narratrice exprime la difficulté de vivre au milieu de personnes qui s’adorent ou se détestent, et la forcent à prendre parti. "J’ai de la peine pour cet art avec lequel les adultes mettent à mort leurs enfants." (p. 135)

    Le lecteur patauge un moment, ignorant vers quoi tend le récit, avant de réaliser que la narratrice se raconte, elle, "fruit malade de [sa] famille" plus que les personnages familiaux et les tensions qui l’ont façonnée.  La deuxième partie, plus clairement autocentrée et psychologique, mène vers l’âge adulte et l’acceptation de sa personnalité. Plus intéressante selon moi, elle nécessitait sans doute l’éclairage de la première partie.

    Selon l’humeur, on pourra être soit agacé, soit attendri par ce personnage déterminé à s’auto-saborder. "J’étais le visage du pire. J’avais tout raté avec une obstination qui ne relevait pas de la distraction et ne tolérait donc aucun pardon. Je n’étais plus ni petite-fille, ni fille, ni épouse, ni amante. Je ne serais pas mère. Non. Plus rien avant, plus rien après. Parfaitement seule, entièrement libre."

    Dans le style, c’est assez réussi, et la réflexion menée autour du deuil peut être éclairante, réconfortante. "Un deuil reste un deuil. Mais si certaines personnes apprennent à vivre douloureusement avec la perte, d’autres se laissent mourir avec leurs morts." (p. 176).

    "On prétend que c’est en revivant, par le souvenir, toute la complexité de nos liens avec la personne disparue que l’on peut supporter de la perdre, accepter de s’en détacher, et, un jour, retrouver le goût de vivre, la joie d’aimer. C’est exact, la plupart du temps. Mais ce que vivent les gens comme moi, c’est autre chose. Pour nous, le temps du deuil ne cesse jamais. Car nous ne souhaitons surtout pas qu’il cesse. […] Nous vivons, en permanence, dans et avec nos morts, dans le sombre rayonnement de nos mondes engloutis ; et c’est cela qui nous rend heureux.

    De Saturne, astre immobile, froid, très éloigné du soleil, on dit que c’est la planète de l’automne et de la mélancolie. Mais Saturne est peut-être aussi l’autre nom du lieu de l’écriture – le seul lieu où je puisse habiter. C’est seulement quand j’écris que je peux tout à la fois perdre mon père, attendre, comme autrefois, qu’il revienne, et, enfin, le rejoindre." (p. 203)

    Aline

  • Cinq dans tes yeux

    roman, Marseille, rentrée littéraire

     

    Cinq dans tes yeux

    Hadrien BELS

    L’Iconoclaste, 2020, 295 p., 18€

     

    Stress, devenu « spécialiste des films de mariages orientaux » à défaut de réaliser le film de fiction documentaire de ses rêves, revient avec nostalgie sur le Marseille populaire et crapuleux de ses années de jeunesse, le quartier de La Plaine, dont il déplore la gentrification. "Marseille a remonté ses seins pour plaire au Venant [d’autres diraient BoBo] qui déchire la nuit à coups de carte bleue."

    Quasiment seul petit blanc dans un quartier d’immigrés, enfant unique d’une mère dévouée à la Culture, il a grandi avec ses potes Kassim, Ichem, Djamel, Nordine et Ange. "Ma bande, c’était la collection soldée du Panier". Ensemble, ils ont joué les malins, et dérivé vers la petite délinquance : "Une adolescence de fond de casserole qui accroche".

    L’auteur utilise une langue riche, crue, inventive pour décrire la vie des quartiers de Marseille dans les années 1990– dont on se demande par moments comment il peut en avoir autant la nostalgie : drogue, vols, arnaques et trahisons semblent avoir été le quotidien de la petite bande.  "Une ville doit dégager nos odeurs de crasse et nos instincts animaux. Elle doit raconter nos vies et nos dérives. Une ville trop propre ne me dit rien, elle me fait peur, à cacher ses névroses."

    Pourtant branché photo et cinéma, Stress évoque également son rapport conflictuel à la culture, une vie de frottements avec l’art conceptuel : les  « interventions » ou performances de sa mère, qui lui faisaient honte  (avec ses poètes du Centre de la Prose) ;  les artistes dont il semble avoir admiré la pureté, sinon les œuvres "En 1992 les créateurs de la Friche étaient des chercheurs d’or qui apportaient le feu de la culture sur un caillou aride" ; son amie Clara et la musique électro-acoustique "On passait des heures à écouter des fourchettes tomber par terre et des bulles d’eau remonter à la surface" ; et ces dernières années, les programmations électro-art-contemporain-fooding qui s’imposent dans le paysage culturel de la ville. Dans son obstination nostalgique, il est un peu « ni-ni » : ni art conceptuel, ni culture commerciale ou institutionnelle.

    Ce roman mérite le détour pour sa langue inventive, et son sens des formules. Pour autant, il manque de structure, et d’une véritable histoire qui maintiendrait l’intérêt du lecteur, un peu perdu dans le lot de personnages secondaires et les allers-retours entre différentes époques.

    Aline

  • Croire aux fauves

    roman

     

    Croire aux fauves

    Nastassja MARTIN

    Verticales, 2019, 152 p., 12€50

     

    Nastassja Martin est anthropologue, spécialiste des populations arctiques. Après avoir vécu plusieurs années avec les indiens Gwich’in, elle a publié une thèse remarquée Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska. A leur contact, elle acquiert un ressenti différent avec l’environnement ; elle explore les zones imprécises où l’humain et le non humain dialoguent, mondes de l’animisme, du chamanisme, que la pensée rationnelle peine à cerner.

    En 2015 elle est dans la région de Kamtchatka en Sibérie. C’est là que se trouvent le centre d’entraînement et la base secrète de l’armée russe. Mais c’est aussi la terre millénaire des Evènes, peuplade -avec celles des Koriaks et des Itelmènes- dont les hommes sont enrôlés par l’armée russe parce que, sans rennes et sans forêts, ils ne peuvent vivre. Cependant certains, après l’effondrement du bloc communiste, ont choisi une autre vie loin des villages, loin des touristes, loin de l’État ; c’est avec ces familles et plus précisément celle de Daria, qu’elle a noué d’étroites relations.

    Elle programme une expédition pour gravir le plus haut volcan du Kamtchatka. Nikolaï et Lanna l’accompagnent, mais à un certain moment elle leur fausse compagnie car elle éprouve le besoin d’être seule et dans le silence. Soudain, elle se trouve face à un ours et c’est l’attaque, un corps à corps brutal et violent : il mord et arrache une partie de sa mâchoire et l’un de ses zygomatiques, il fracture une pommette, il la griffe à la jambe. Pour se défendre, elle le frappe avec son piolet ; l’ours blessé ne la tue pas, il s’enfuit.

    L’auteur raconte ce cauchemar, les hospitalisations très éprouvantes aussi bien en Russie qu’en France et les opérations successives pour reconstruire son visage. Mais elle va beaucoup plus loin dans l’analyse et dans les questionnements que suscite cette confrontation soudaine et violente. Elle a le sentiment de porter en elle et pour toujours la trace de l’ours. En croisant son regard, elle a lu dans ses yeux une familiarité et une étrangeté aussi effarantes qu’attachantes. Sans aller jusqu’à se croire devenue à moitié ours, ce que pensent les Evènes, elle est certaine d’avoir partagé avec le fauve un vertige, un instant d’intelligence et de vérité qui les lie l’un à l’autre.

    Elle relate des faits troublants, dérangeants pour notre esprit cartésien. Ainsi, quelques jours avant son départ pour le volcan, elle a une forte fièvre et est soignée par Andrei ; il lui parle des esprits des animaux et lui remet une griffe comme protection pendant sa marche, tout en la mettant en garde contre l’esprit de l’ours qui la suit, l’attend et la connaît. Également, le jour de l’attaque, Yvan le fils de Daria perd connaissance. Lorsqu’il recouvre ses esprits, il affirme qu’il est arrivé quelque chose à Nastia. Loin de tout, sans aucune possibilité de communication, il prend son bateau, se rend dans un village à 100 km où il apprend le terrible accident dont elle est victime.

    Cette rencontre terrible avec l’ours et le fait qu’il lui ait laissé la vie sauve suscitent chez elle de nombreuses questions et l’amènent à un cheminement intérieur ; elle verra dans cet évènement non une destruction mais une renaissance. Ce récit met également en lumière l’équilibre qui doit animer, idéalement, tout anthropologue, entre l’altérité extérieure et la réflexion intérieure, entre l’enthousiasme et la distance, afin de ne pas se laisser fasciner par le «terrain» au risque de s’y perdre.

    Annie

  • Inge en guerre

    roman étranger, Allemagne, guerre mondiale, famille

     

    Inge en guerre, récit

    Svenja O’DONNELL

    Flammarion 2020, 353 p., 22€

    Traduit de Inge’s War par Pierre Guglielmina

     

    Récit par une journaliste de ce que furent les années 1930 et 1940 pour sa grand-mère. De 2006 à 2017, des conversations éparses avec sa grand-mère lui donnent un aperçu de la jeunesse de celle-ci. Elle revient sur les lieux, fouille archives et correspondance familiale pour reconstituer son histoire. Le récit est d’ailleurs émaillé de quelques photos d’époque en noir et blanc.

    "Histoire d’amour et de famille, l’histoire d’une fille d’un pays disparu qui vécut à une époque pendant laquelle l’Europe et son humanité s’étaient effondrées." Ou la seconde guerre, vue par la population civile allemande qui n’a pas été directement touchée par les persécutions nazies.

    Le lecteur voit Inge "Pünktchen" passer du statut d’enfant adulée d’une famille bourgeoise de Königsberg, en Poméranie orientale, à celui de jeune fille émancipée, étudiante à la Lette Haus de Berlin. Sa vivacité et sa joie de vivre conquièrent les cœurs de la famille Von Schimmelmann, à commencer par celui du fils, Wolfgang, dont elle s’éprend, et dont on se demande dès le début du récit pourquoi elle ne passera pas sa vie avec lui.

    De nombreuses familles allemandes prêtent peu d’attention à la montée du nazisme, et si certains jeunes se rebellent, c’est plutôt sur fond de swing, dans une ambiance assez frivole… jusqu’à ce que les choses se gâtent avec la mobilisation, les revers de la guerre, puis l’exode de certaines régions –dont la Poméranie- devant l’avancée du Front Russe.

    Une fois ses recherches commencées, la journaliste ne peut qu’aller de l’avant, même lorsqu’elle touche à des secrets de famille ou des moments douloureux. Le récit est très prenant, malgré le va-et-vient entre le temps de l’enquête et les époques historiques concernées. C'est un témoignage émouvant sur la vie de femmes allemandes qui ont vécu les privations, la culpabilité et l'horreur.

    Aline