25/04/2020
Pour trois couronnes
Pour trois couronnes
François GARDE
Gallimard, 2013, 20€ (Folio 8€)
Philippe Zafar, jeune Libanais parti de Californie pour échapper à son destin dans l’entreprise familiale de vente de meubles, s’est inventé un métier de "curateur aux documents privés". Il assiste les familles après un deuil, en se chargeant du tri et du rangement des papiers du défunt. C’est généralement l’affaire d’une semaine ou deux de paperasse.
Mais voilà qu’en triant les dossiers de feu Thomas Colbert, un Français installé aux Etats-Unis depuis des décennies, à la tête d’un empire maritime, il fait une découverte intrigante : parmi les factures, lettres, cartes de visite et autres documents, se trouve le récit étonnant d’un matelot en escale dans un port tropical, en janvier 1949. Rédigé de la main de Thomas Colbert, est-ce un aveu déguisé de sa part ? Un exercice littéraire sans conséquence ? La riche veuve le charge d'enquêter.
Le manuscrit cache autant qu’il révèle, et notre Zafar, entre intuition et recherche systématique, suit la trace du matelot Colbert jusqu’à Bourg-Tapage. Dans ce port imaginaire de Micronésie, les combats des insulaires pour plus d’égalité et les "Troubles" de la décolonisation sont encore tout récents, et affleurent dans chaque conversation de Zafar avec les anciens. « Dans cette ville, chacun était un survivant des Troubles et en portait le poids » (p. 156)
François Garde imagine toute une ancienne colonie et ses témoins hauts en caractère, totalement crédibles et passionnants. Parmi les insulaires, beaucoup de femmes fortes, comme Lucienne Elisabeth, syndicaliste militante devenue déléguée à l’Assemblée. L’adage ne dit-il pas « nos femmes sont notre trésor » ? Au reste, il faut être né d’une femme insulaire pour pouvoir prétendre être soi-même insulaire.
Très dépaysant, le roman mêle adroitement une enquête généalogique à rebondissements, et l’histoire mystérieuse des pièces d’or évoquées dans le titre, trois couronnes d’Alexandre-Auguste disparues et réapparues à plusieurs reprises, qui ont un rôle symbolique important de "fortune" dans tous les sens du terme. Les motivations des protagonistes ne sont jamais tout à fait claires, entre quête de la vérité, volonté de bien faire et intérêts personnels. L’histoire est révisée en fonction des points de vue, et de l’avancée de l’enquête. Au reste, dès son arrivée au port, Zafar reçoit une mise en garde du vieux professeur et historien local : « Toujours se méfier des contrats conclus à Bourg-Tapage ! ».
Un autre aspect intéressant du récit est la mise en abîme entre l’enquête en paternité et l’histoire personnelle de Zafar, son rapport à son père décédé lorsqu’il était adolescent, et au Liban, son pays d’origine.
François Garde, ancien haut fonctionnaire en Nouvelle Calédonie et dans les Terres Australes et Antarctiques, a reçu de nombreux prix pour son premier roman Ce qu’il advint du sauvage blanc, chroniqué ici. Il est également l’auteur du splendide Marcher à Kerguelen.
Aline
14:18 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, filiation
21/04/2020
Le développement personnel par les livres ?
Emotions : enquête et mode d’emploi
Art-mella
Pourpenser éditions, 2019, 15.90€
Bande dessinée documentaire, simple et sans prétention, pour mieux se comprendre et vivre en harmonie avec ses émotions.
L’auteur et dessinatrice, Art-mella, est allée à la rencontre de spécialistes des émotions, s’est documentée, a lu, et participé à de nombreux stages. Cette BD est un condensé de ses observations. Elle propose plusieurs outils et techniques pour mieux vivre ses émotions, les canaliser, ou les évacuer. Ses explications, claires et succinctes, permettent une première approche de plusieurs méthodes.
Ses références sont nombreuses : Michel Odoul, Luc Geiger et la technique NERTI (Nettoyage Emotionnel Rapide des Traumatismes Inconscients), les méthodes PNL (Programmation Neuro Linguistique) et TIPI (Technique d'Identification des Peurs Inconscientes), Julia Cameron (Libérez votre créativité), Adrien Piret, Mikel Defrays, Byron Kathie et son approche des paradigmes quantiques, Nassim Haramein et sa théorie de l’univers connecté, ainsi que des exercices inspirés du yoga et du gi gong,
L’ensemble de cette bande dessinée est très accessible et donne envie d’approfondir les différentes méthodes et lire les auteurs cités.
Et tu trouveras le trésor qui dort en toi
Laurent GOUNELLE
Editions Kero, 2016
Roman : Alice, professionnelle efficace du marketing -et même du green-washing- fait un « travail sur elle-même ». Elle suit des séminaires de développement personnel, et ses essais pratiques pour travailler sur son ego sont très caricaturaux.
Elle décide de venir en aide à son ami d’enfance, Jérémie, prêtre découragé par la faible fréquentation de ses paroissiens à la messe, et le convainc d’appliquer des techniques de marketing pour attirer les fidèles à l’église. Dans cette optique, elle entreprend la lecture de la bible. D’abord très sceptique, elle trouve un sens aux messages des évangiles en les confrontant aux préceptes du taoïsme, de l’hindouisme et du bouddhisme.
En tant que roman, le récit est absolument cousu de fil blanc, les personnages sont superficiels, la vision du catholicisme extrêmement rétrograde. Le récit, sans intérêt, n’est qu’un simple prétexte à dérouler une pseudo pédagogie des religions, syncrétisme de christianisme et taoïsme principalement, assaisonnés de techniques de développement personnel. Je me suis forcée à lire jusqu’au bout, pour quelques pages intéressantes, mais je n’y ai pas cru une seconde.
Aline
14:58 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : développement personnel, émotions, religion
19/04/2020
Âme brisée
Âme brisée
Akira MIZUBAYASHI
Gallimard, 2019, 237 p., 19€
Âme : petite pièce de bois interposée, dans le corps de l’instrument à cordes, entre la table et le fond, les maintenant à bonne distance et assurant la qualité, la propagation comme l’uniformité des vibrations.
La scène fondatrice du roman se passe à Tokyo, en 1938, dans le contexte historique de la guerre de 15 ans au Japon, barbarie militaire qui a engendré plus de 20 millions de morts dans cette région du monde. Rei, garçon de 11 ans, lit tranquillement les exploits de son héros Coper, pendant que son père Yu Mizuzawa, 1er violoniste, répète un quatuor à cordes de Schubert avec des amis Chinois - en idéaliste qu'il est, imperméable à l’étroite vision nationaliste opposant le Japon à la Chine depuis 1931.
"Je crois que ça a du sens… qu’aujourd’hui, en 1938, dans un coin de Tokyo, un quatuor sino-japonais joue Rosamunde de Schubert…, alors que le pays entier tombé dans ses obsessions bellicistes semble être dévoré par le cancer nationaliste divisant les individus entre un nous et un eux…"
Un caporal zélé soupçonnant une réunion clandestine réduit en miettes l’instrument de Yu de ses lourdes bottes, et emmène le musicien au QG sous l’accusation d’être un « hikokumin » ou mauvais sujet japonais. Arrivé trop tard, le lieutenant Kurokami, mélomane éclairé, échoue à protéger Yu, mais cache la présence du fils effrayé et lui rend le violon brisé. De Tokyo à Mirecourt, dans les Vosges, le roman suit le destin de cet enfant, le processus par lequel il devient un luthier de grand renom, ainsi que le destin du violon détruit par le militaire.
La musique est partout présente dans le roman, et l’amour de la musique classique transparait dans tout le récit, mais elle n’en est pas le sujet à proprement parler. C'est plutôt un roman sur l’amour, qui lie l’enfant à son père par-delà la mort, et sur la mémoire, qui a figé le destin des personnages. Le romancier, dans une interview, souligne la dédicace de son livre à "tous les fantômes du monde". Dans ce roman, le père est le fantôme précis, mais l’auteur considère toutes les victimes d’Hiroshima, celles du bombardement massif de Tokyo le 10 mars 1945, et plus largement toutes les victimes du monde n’ayant pas pu aller au bout de leur mort.
Akira Mizubayashi est un écrivain japonais d'expression japonaise et française. Né en 1951 à Sakata. Il commence ses études à l’université nationale des langues et civilisations étrangères de Tokyo, puis étudie à Montpellier, et à l’Ecole Normale Supérieure de Paris. Il enseigne le français à l'université de Tokyo. Depuis 2011, il a choisi d’écrire directement en français (Cf. Une langue venue d’ailleurs, sur son rapport à la langue française) – entre autres dérangé par la façon dont la société japonaise hiérarchisée est inscrite dans la langue. Cela lui donne un style légèrement distancié.
Aline
Ce roman est disponible à la bibliothèque, de même que les CD de sa bande sonore :
13e quatuor en la mineur, opus 29, de Schubert, dit "Rosamunde" ; Partita n°3 en mi majeur de Bach, dite "Gavotte en rondeau" ; Quatuor à cordes en ré majeur, opus 18-3 de Beethoven, interprété par le quatuor Alban Berg ; Sonates et partitas pour violon seul, de Bach ; Concerto pour violon de Berg "à la mémoire d’un ange".
L'avis de Vivement Dimanche : "Pénétrer dans l'atelier du luthier Jacques/Rei, c'est entrer dans un univers feutré fait de musique, de gestes précis et d'humilité. Voici un très beau roman à l'âme japonaise qui nous parle d'un enfant et d'un violon qui le guidera toute sa vie."
07:54 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, japon, musique, mémoire, paroles et musique
17/04/2020
Ma fille, mon enfant
Ma fille, mon enfant
David RATTE
Bamboo édition (Grand Angle), 2020, 96 p., 18.90€
Le jour où Chloé annonce à sa mère que son petit ami est arabe et s’appelle Abdelaziz, elle réagit violemment et s’oppose à leur histoire d’amour : "comme si y avait pas assez de Français disponibles !". Bien que son mari Michel connaisse le garçon et le trouve travailleur et sympathique, Catherine refuse aveuglément cette relation. Elle harcèle sa fille et se montre désagréable avec tous. Jusqu’au soir de la Saint Valentin, où tout bascule. Là, Chloé aurait besoin du soutien de sa mère, mais le lien est rompu entre elles...
Chronique familiale du racisme ordinaire… Le plaidoyer antiraciste est un peu simpliste, mais ce n’est pas la seule thématique de cette bande dessinée. Après les relations pères/fils, dans Le voyage des Pères, David Ratte change d’époque et offre une histoire contemporaine autour des relations mère/fille. C’est dans le contexte post attentats de Charlie Hebdo que Catherine et Chloé s’affrontent.
Le dessin à la ligne claire est réaliste, très réussi sur les paysages, mais un rien naïf ou caricatural sur les personnages. Au total un one shot assez réussi… qui m’a donné envie de relire ses séries Le voyage des Pères et Mamada.
Aline
09:38 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bande dessinée, racisme, mère
15/04/2020
Pain et confinement
La petite boulangerie du bout du monde
Jenny COLGAN
Pocket, 2016, 495 p., 8.20€
Quoi de plus indiqué comme lecture, en ces temps où nous sommes nombreux à faire des essais de boulangerie et à préparer notre pain à la maison ?
Quand son couple et son entreprise de graphisme coulent, Polly quitte son appartement ultra branché de Plymouth et recherche une location bon marché, le temps de retrouver du travail. C’est dans un petit port des Cornouailles qu’elle trouve un logement adapté à sa bourse plate : une maison battue aux quatre vents, dans un état lamentable, louée à contrecœur par la revêche boulangère du village. Isolée, déprimée, avec pour seule compagnie un petit macareux moine blessé, elle consacre son temps à son plaisir favori : préparer du pain. Et peu à peu, les bonnes odeurs de cuisson attirent les gourmands, marins-pêcheurs et apiculteur, qui deviendront autant d’amis… ou plus si affinités.
Ce roman léger, plein de gourmandise, de bons sentiments et de romance, se déguste avec plaisir. (Je n'en attendais pas grand chose, et j'ai été agréablement surprise). Après avoir salivé devant toutes les descriptions de pains de Polly, on peut passer à l’action avec les quelques recettes données en fin d’ouvrage : pain blanc vite fait, pain à la cannelle, focaccia, bagels, shortbread... hummm !
Aline
12:04 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cuisine, romance, lecture facile
07/04/2020
Vous ne regarderez plus jamais les lapins de la même façon
Watership Down
Richard ADAMS
Ed. Monsieur Toussaint Louverture, 2016
Traduit de l’anglais par Pierre Clinquart
Un groupe de lapins est obligé de fuir sa garenne menacée de destruction, à la recherche de sécurité et d'un nouvel endroit où s’établir. Traverser la campagne, pour des lapins, est une aventure risquée, et de chapitre en chapitre, nos héros-lapins échappent à de nombreux périls : dangers naturels, "vilous" (prédateurs), hommes, routes ou voies ferrées… Et leurs propres congénères ne sont pas en reste !
L’une des forces du récit tient dans les descriptions précises et poétiques du comportement des lapins, de la végétation, des paysages qu’ils traversent et des animaux qu’ils rencontrent. Pour autant, il s’agit avant tout d’un roman d’aventure, de courage et de survie, où le vrai meneur est celui qui sait motiver ses troupes, mais aussi être à l’écoute de tous et faire bénéficier le groupe des compétences de chacun.
Epopée bucolique à plusieurs niveaux de lecture, le récit prend une portée plus universelle en explorant les thèmes du pouvoir, de l’organisation de la société, et de l’autodétermination.
Premier roman de l’auteur et grand classique anglais, ce roman paru chez Flammarion en 1976 sous le titre Les garennes de Watership Down est passé inaperçu en France. Les éditions Monsieur Toussaint Louverture font ici un remarquable travail de redécouverte et de réédition. Belle présentation par Nicolas Carreau sur Europe 1.
Watership Down a également fait l’objet d’adaptations au cinéma : La folle escapade (1978), en série télévisée à la BBC (1999-2001) et en série animée sur Netflix La colline aux lapins (2018).
11:52 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman étranger, lapin, aventure
02/04/2020
Le pays des pas perdus
Le pays des pas perdus
Editions Intervalles
Traduit du grec par Françoise Bienfait
Encore une fois, Gasmend Kapllani met en scène un fils de la diaspora albanaise, qui revient dans sa ville natale pour enterrer son père. Après 27 ans d’exil, Karl (pour Marx) revient à Ters, ville imaginaire d’Albanie, dont le nom signifie « erreur », « malchance » ou « ce qui va de travers ».
C’est l’occasion de confronter ses choix de vie avec ceux de son frère Frederik (pour Engels), resté au pays. Tandis que l’aîné, révolté contre son père et la tyrannie communiste, recherchait la liberté et l’absolu, le second était pragmatique, conciliant, attaché à ses racines et à l’identité albanaise.
"Karl avait vécu sous des cieux différents, parlé et écrit dans d’autres langues, aimé des femmes d’origines diverses. Frédérik avait toujours vécu à Ters, dans le même immeuble, au même étage, dans le même appartement, réalisant ainsi l’idéal paternel d’une continuité sans faille entre les générations –ce qui, selon son père, était la seule chose qui puisse procurer à l’être humain une identité solide et le bonheur… Il avait toujours gardé confiance dans la philosophie paternelle : « Mieux vaut vivre dans la pire des patries que sur une terre étrangère »". (p. 30)
L’auteur survole quelques turpitudes, lâchetés, lynchages ou moments d’exaltation (déboulonnage de la statue d’Enver Hoxha) dans la ville de Ters. Il évoque assez rapidement le passage de Karl en Grèce fin 1991 avec un faux visa, son séjour à Athènes, et sa réussite en tant qu’écrivain et «immigré bien intégré».
"Il pensait avoir enfin trouvé une nouvelle patrie où il pourrait faire des rêves d’avenir, où il pourrait se bâtir une nouvelle identité, où il pourrait aimer et vivre, se lancer dans de nouvelles expériences, avoir le droit à l’erreur". (p. 103)
Pour avoir voulu transmettre le témoignage d’une rescapée du massacre des Tchams, mulsulmans albanophones persécutés en Grèce à la fin de la seconde guerre mondiale, il déclenche une tempête en touchant à un tabou national, retombe dans un statut d’étranger indésirable, et doit émigrer à nouveau après des menaces et une agression par des activistes d’Aube dorée.
Kapllani, dans ce récit, a toujours des phrases percutantes, qui touchent juste, et sait alterner réflexions sur l’exil et scènes concrètes, comme le tragi-comique enterrement de Fatima (digne d’une scène de Kusturica). Mais pour moi, il semble avoir accolé des éléments, certes très intéressants, sans les relier par une réelle construction, et sans les approfondir. Peu romancé, sans pathos, proche du témoignage, je l’ai trouvé moins prenant que La dernière page.
Certaines phrases touchent à l’universel.
"Karl et ses compagnons savaient d’où ils étaient partis mais n’avaient pas la moindre idée de l’endroit où ils allaient. Tous trimbalaient dans leur tête une carte magique du monde, dont seul le contour avait un rapport avec la carte réelle." (p. 65)
"Les hommes sont partout les mêmes... La même folie, les mêmes peurs, les mêmes envies, les mêmes rêves. Seul leur dosage varie d’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre." (p. 174)
Aline
15:03 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : albanie, immigration, émigration
30/03/2020
Ici n'est plus ici
Ici n’est plus ici
Tommy ORANGE
Albin Michel (Terres d’Amérique), 2019, 334 p., 21.90€
Traduit de l’américain There There par Stéphane Roques
Dans un prologue factuel, l’auteur rappelle en quelques épisodes comment les Indiens ont été exterminés et spoliés par les colons, comment ils ont été parqués dans des réserves, puis incités par l’Indian Relocation Act à s’installer dans les villes à la fin des années 1950.
Il s’attache ensuite au portrait d’une douzaine de ces « Indiens des villes » dans un roman kaléidoscope, où tous les personnages convergent peu à peu (pour des raisons parfois opposées) vers le grand pow-wow d’Oakland, rassemblement annuel où les Indiens (éparpillés le restant de l’année entre les réserves et les villes) viennent célébrer leurs traditions, chants et danses ancestraux.
Coincés entre deux cultures, les personnages de Tommy Orange sont touchants, fragiles : Orvil Read Feather, n’a que sa peau dorée, ses cheveux noirs et son nom rigolo pour attester de son origine, et découvre les danses traditionnelles sur Youtube ; Thomas Franck trouve une raison de ne pas boire avec les mélopées des anciens accompagnées du grand tambour ; Opal Viola Victoria Bear élève courageusement ses trois petits-neveux ; Blue tente d’échapper à une relation toxique en se jetant à corps perdu dans l’organisation du pow-wow ; des petits voyous, des buveurs, des repentis,… pleins de rage et de vitalité.
Dene Oxendene, sorte d’alter ego de Tommy Orange (né comme lui d’une mère blanche et d’un père Cheyenne/Arapaho de l’Oklahoma) s’attelle à un projet de recueil de témoignages d’Indiens vivant à Oakland et explique son objectif, qui pourrait bien correspondre à celui de l'auteur :
« Ce que je veux faire, c’est attester de l’histoire de certains Indiens d’Oakland. Je veux poser une caméra face à eux, transcrire ce qu’ils disent pendant qu’ils parlent, s’ils le veulent, les laisser écrire, tout récit que je pourrai recueillir, les laisser seuls pendant qu’ils racontent leur histoire, sans les mettre en scène, sans les manipuler ni leur imposer un sujet. Je veux qu’ils puissent dire ce qu’ils veulent. Laisser le contenu guider la vision. Il y a tant d’histoires…. depuis trop longtemps notre communauté est ignorée et demeure invisible…
Nous n’avons jamais vu l’histoire urbaine des Indiens. Ce que nous avons vu regorge de toutes sortes de stéréotypes qui font que personne ne s’intéresse à l’histoire des Indiens d’Amérique… à cause de la façon dont elle est décrite, elle prend un tour pitoyable et nous perpétuons cela, sauf que non, tout ça c’est des conneries, parce que le tableau d’ensemble n’est pas pitoyable, et que les histoires individuelles qu’on rencontre ne sont pas pitoyables, ni faibles, n’appellent pas la pitié, elles sont pleines d’une vraie passion, d’une rage, et c’est une des choses que j’apporte au projet, parce que c’est ce que je ressens moi aussi, c’est cette énergie-là que je lui apporterai. » (p.52)
Le titre fait référence à une citation de Gertrude Stein à propos de son ancien quartier populaire d’Oakland, ayant tellement changé qu’il n’était plus vraiment là. De même, la terre ancestrale des Indiens est toujours présente, mais plus vraiment là, enfouie sous le verre, le béton, le fer et l’acier : ici n’est plus ici.
Ce premier roman, exigeant, a rencontré un grand succès aux Etats-Unis. Finaliste du Pulitzer et du National Book Award, il a reçu le PEN/Hemingway Award.
Aline
16:17 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman étranger, indiens, etats-unis
11/03/2020
Bobiverse
Nous sommes Bob, t1 : Nous sommes légion
Dennis E. Taylor
Bragelonne, 2018
Traduit de l’anglais We are Legion (We are Bob) par Sébastien BAERT
Bob le geek a été bien inspiré : il a investi quelques-uns des millions générés par la vente de sa start-up d'informatique dans une entreprise de cryogénisation promettant de conserver son cerveau après sa mort... en attendant d’avoir les moyens de le ramener à la vie. Justement, peu après, il se fait écraser en traversant la rue ! Mais ce que Bob ne pouvait pas prévoir, c’est que la société évoluerait pendant les décennies que durerait son « sommeil ».
Lorsqu’il se réveille, L’Amérique du Nord est désormais une dictature religieuse, FAITH, et Bob est la propriété d’une entreprise privée sous contrat gouvernemental. Les données contenues dans son cerveau ont été récupérées, et pourraient être réimplantées comme intelligence d’une sonde intergalactique... s’il reste sain d’esprit ! Passé le premier choc de se retrouver sans corps, il se retrouve rapidement en compétition avec d’autres « réplicants », candidats à un voyage dans l’espace pour trouver une planète habitable pour l’humanité. A la fois indispensable puisque la terre commence à montrer ses limites, cible de choix pour les pays en compétition pour conquérir l’univers, il est aussi une abomination pour la frange la plus fanatique de FAITH opposée à toute forme de vie post-mortem !
Canadien anglophone, Dennis E. Taylor est un grand lecteur de science-fiction. Programmateur informatique, il est devenu écrivain à plein temps avec le succès de sa trilogie Nous sommes Bob. Son récit est bien structuré, et mélange avec talent et originalité les ingrédients de base de la SF : informatique, science, exploration de systèmes stellaires, évolution de l’humanité, questions d’éthique… en les pimentant d’humour et de nombreuses références cinématographique. L’écriture reste assez détachée, même dans les moments dramatiques, mais en même temps, comment s’impliquer émotionnellement quand on est une machine ? Au total, un roman de SF bien construit, efficace et prenant, assez pour avoir hâte de passer aux tomes suivants de la trilogie.
Aline
13:53 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman étranger, science-fiction
06/03/2020
L'albatros
L’Albatros
Nicolas HOUGUET
Stock (Littérature générale), 2019, 224 p., 17.50€
Mardi 20 octobre 2015, la foule se presse pour le concert de Patti Smith à l’Olympia. Nicolas Houguet, maladroit, empêché, est "absurdement placé, comme toujours, au-dessus de la table de mixage". Pourtant, dès l’entrée en scène de Patti, soixante-huit ans, la puissance des sorcières, le regard sauvage, la magie opère.
"La dame s’avance. Altière. Et paradoxalement très simple. En costume sombre que ne vient rehausser qu’une chemise claire sous le gilet et la veste. La chevelure blanche… Les mains de Patti Smith qui s’élèvent, s’écartent au-dessus d’elle comme des bannières longilignes et diaphanes… D’une humanité et d’un charisme de chaque geste, alternant les sourires et l’emphase. Jusque dans son maintien."
Au fil du concert, et de l’intégralité du premier album Horses, chaque chanson évoque des souvenirs d’enfance, le soutien familial inconditionnel, des émotions, des réflexions sur la façon dont l’auteur ressent son handicap, et ses relations à l’art et au monde. Chez Patti Smith, Nicolas retrouve toutes ses références poétiques et artistiques, de Rimbaud à Baudelaire et Jim Morisson. L’art qui permet d’échapper à son enveloppe corporelle, la folie cathartique du concert. "Les albatros rentrés maladroits dans cette salle ce soir-là ont pu grâce à Patti Smith regagner le sublime."
Beau témoignage, un peu exalté, c’est un livre à déguster, à poser, à reprendre, en s’arrêtant sur les phrases « justes » qui résonnent en soi. (Chez moi, il a fini en forêt de marque-pages). Toute une vie dans un concert de Patti Smith.
Aline
"On est du souffle divin.
Et tout ça danse en mouvements désarticulés. Comme des émotions qui s’incarnent dans des gestes maladroits.
Si j’ai appris à aimer mon corps, et mon handicap, c’est qu’il en est l’illustration parfaite. Qu’il ne cache rien de mes émotions. Qu’il les dévoile comme des secrets qui se trahissent dans des contractions. C’est très beau quand votre corps exagère votre vérité. Il vous pousse à l’épouser comme une harmonie. Il vous envoie des messages. J’ai mis beaucoup de temps à apprécier cette mélodie curieuse, à y entendre un accord étrange, mélancolique et dissonant. Mais pas dénué de grâce. Je suis en la mineur. Un morceau d’Arvo Pärt." (p. 116)
La bande son : Jim Morisson
Patti Smith (Horses),
Arvo Pärt et ses très beaux morceaux minimalistes pour piano et violoncelle (Für Alina, Spiegel im Spiegel, Tabula Rasa...)
16:51 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paroles et musique, autobiographie, roman, handicap