
Le pays des pas perdus
Gasmend KAPLLANI
Editions Intervalles
Traduit du grec par Françoise Bienfait
Encore une fois, Gasmend Kapllani met en scène un fils de la diaspora albanaise, qui revient dans sa ville natale pour enterrer son père. Après 27 ans d’exil, Karl (pour Marx) revient à Ters, ville imaginaire d’Albanie, dont le nom signifie « erreur », « malchance » ou « ce qui va de travers ».
C’est l’occasion de confronter ses choix de vie avec ceux de son frère Frederik (pour Engels), resté au pays. Tandis que l’aîné, révolté contre son père et la tyrannie communiste, recherchait la liberté et l’absolu, le second était pragmatique, conciliant, attaché à ses racines et à l’identité albanaise.
"Karl avait vécu sous des cieux différents, parlé et écrit dans d’autres langues, aimé des femmes d’origines diverses. Frédérik avait toujours vécu à Ters, dans le même immeuble, au même étage, dans le même appartement, réalisant ainsi l’idéal paternel d’une continuité sans faille entre les générations –ce qui, selon son père, était la seule chose qui puisse procurer à l’être humain une identité solide et le bonheur… Il avait toujours gardé confiance dans la philosophie paternelle : « Mieux vaut vivre dans la pire des patries que sur une terre étrangère »". (p. 30)
L’auteur survole quelques turpitudes, lâchetés, lynchages ou moments d’exaltation (déboulonnage de la statue d’Enver Hoxha) dans la ville de Ters. Il évoque assez rapidement le passage de Karl en Grèce fin 1991 avec un faux visa, son séjour à Athènes, et sa réussite en tant qu’écrivain et «immigré bien intégré».
"Il pensait avoir enfin trouvé une nouvelle patrie où il pourrait faire des rêves d’avenir, où il pourrait se bâtir une nouvelle identité, où il pourrait aimer et vivre, se lancer dans de nouvelles expériences, avoir le droit à l’erreur". (p. 103)
Pour avoir voulu transmettre le témoignage d’une rescapée du massacre des Tchams, mulsulmans albanophones persécutés en Grèce à la fin de la seconde guerre mondiale, il déclenche une tempête en touchant à un tabou national, retombe dans un statut d’étranger indésirable, et doit émigrer à nouveau après des menaces et une agression par des activistes d’Aube dorée.
Kapllani, dans ce récit, a toujours des phrases percutantes, qui touchent juste, et sait alterner réflexions sur l’exil et scènes concrètes, comme le tragi-comique enterrement de Fatima (digne d’une scène de Kusturica). Mais pour moi, il semble avoir accolé des éléments, certes très intéressants, sans les relier par une réelle construction, et sans les approfondir. Peu romancé, sans pathos, proche du témoignage, je l’ai trouvé moins prenant que La dernière page.
Certaines phrases touchent à l’universel.
"Karl et ses compagnons savaient d’où ils étaient partis mais n’avaient pas la moindre idée de l’endroit où ils allaient. Tous trimbalaient dans leur tête une carte magique du monde, dont seul le contour avait un rapport avec la carte réelle." (p. 65)
"Les hommes sont partout les mêmes... La même folie, les mêmes peurs, les mêmes envies, les mêmes rêves. Seul leur dosage varie d’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre." (p. 174)
Aline