19/04/2020
Âme brisée
Âme brisée
Akira MIZUBAYASHI
Gallimard, 2019, 237 p., 19€
Âme : petite pièce de bois interposée, dans le corps de l’instrument à cordes, entre la table et le fond, les maintenant à bonne distance et assurant la qualité, la propagation comme l’uniformité des vibrations.
La scène fondatrice du roman se passe à Tokyo, en 1938, dans le contexte historique de la guerre de 15 ans au Japon, barbarie militaire qui a engendré plus de 20 millions de morts dans cette région du monde. Rei, garçon de 11 ans, lit tranquillement les exploits de son héros Coper, pendant que son père Yu Mizuzawa, 1er violoniste, répète un quatuor à cordes de Schubert avec des amis Chinois - en idéaliste qu'il est, imperméable à l’étroite vision nationaliste opposant le Japon à la Chine depuis 1931.
"Je crois que ça a du sens… qu’aujourd’hui, en 1938, dans un coin de Tokyo, un quatuor sino-japonais joue Rosamunde de Schubert…, alors que le pays entier tombé dans ses obsessions bellicistes semble être dévoré par le cancer nationaliste divisant les individus entre un nous et un eux…"
Un caporal zélé soupçonnant une réunion clandestine réduit en miettes l’instrument de Yu de ses lourdes bottes, et emmène le musicien au QG sous l’accusation d’être un « hikokumin » ou mauvais sujet japonais. Arrivé trop tard, le lieutenant Kurokami, mélomane éclairé, échoue à protéger Yu, mais cache la présence du fils effrayé et lui rend le violon brisé. De Tokyo à Mirecourt, dans les Vosges, le roman suit le destin de cet enfant, le processus par lequel il devient un luthier de grand renom, ainsi que le destin du violon détruit par le militaire.
La musique est partout présente dans le roman, et l’amour de la musique classique transparait dans tout le récit, mais elle n’en est pas le sujet à proprement parler. C'est plutôt un roman sur l’amour, qui lie l’enfant à son père par-delà la mort, et sur la mémoire, qui a figé le destin des personnages. Le romancier, dans une interview, souligne la dédicace de son livre à "tous les fantômes du monde". Dans ce roman, le père est le fantôme précis, mais l’auteur considère toutes les victimes d’Hiroshima, celles du bombardement massif de Tokyo le 10 mars 1945, et plus largement toutes les victimes du monde n’ayant pas pu aller au bout de leur mort.
Akira Mizubayashi est un écrivain japonais d'expression japonaise et française. Né en 1951 à Sakata. Il commence ses études à l’université nationale des langues et civilisations étrangères de Tokyo, puis étudie à Montpellier, et à l’Ecole Normale Supérieure de Paris. Il enseigne le français à l'université de Tokyo. Depuis 2011, il a choisi d’écrire directement en français (Cf. Une langue venue d’ailleurs, sur son rapport à la langue française) – entre autres dérangé par la façon dont la société japonaise hiérarchisée est inscrite dans la langue. Cela lui donne un style légèrement distancié.
Aline
Ce roman est disponible à la bibliothèque, de même que les CD de sa bande sonore :
13e quatuor en la mineur, opus 29, de Schubert, dit "Rosamunde" ; Partita n°3 en mi majeur de Bach, dite "Gavotte en rondeau" ; Quatuor à cordes en ré majeur, opus 18-3 de Beethoven, interprété par le quatuor Alban Berg ; Sonates et partitas pour violon seul, de Bach ; Concerto pour violon de Berg "à la mémoire d’un ange".
L'avis de Vivement Dimanche : "Pénétrer dans l'atelier du luthier Jacques/Rei, c'est entrer dans un univers feutré fait de musique, de gestes précis et d'humilité. Voici un très beau roman à l'âme japonaise qui nous parle d'un enfant et d'un violon qui le guidera toute sa vie."
07:54 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, japon, musique, mémoire, paroles et musique
26/11/2016
Le jardin des brumes du soir
Le jardin des brumes du soir
Tan Twan Eng
Flammarion 2016, 437 p., 22€
Traduit de The Garden of Evening Mists par Philippe Giraudon
Juge à la cour suprême de Malaisie, Yun Ling Teoh prend sa retraite anticipée et quitte Kuala Lumpur pour revenir dans les Cameron Highlands, pour la première fois depuis 36 ans. En retrouvant la plantation de thé de Majuba, et surtout la maison et le jardin de Yugiri, elle se décide enfin à laisser remonter ses souvenirs, avant qu’ils ne disparaissent.
" Où que je me trouve, j’entends les échos de bruits depuis longtemps passés." " D’innombrables chauves-souris sortent des centaines de grottes criblant ces versants. Je les regarde plonger dans les brumes sans aucune hésitation, en se fiant aux échos et aux silences au milieu desquels elles volent. Je me demande si nous sommes tous pareils, si nous gouvernons notre vie en interprétant les silences entre les paroles, en analysant les échos en retour de notre mémoire afin de reconnaître le terrain et de comprendre le monde qui nous entoure ? "
Cameron Highlands, août 2017
" Sur un sommet du centre de la Malaisie vivait jadis un homme qui avait été jardinier de l’Empereur… " Au début des années 1950, Yun Ling (ou « Forêt des nuages » en chinois) se rend auprès de Nakumura Arimoto, ancien jardinier de l’Empereur exilé dans son jardin de Yugiri. Malgré sa haine des Japonais, elle vient lui demander de créer un jardin à la mémoire de sa sœur, morte dans un camp japonais. Dans leurs pires moments d’internement, les deux sœurs s’évadaient en faisant les plans de leur jardin imaginaire. Paradoxalement, Yun Ling trouve un certain apaisement auprès de ce maître japonais, qui lui transmet son savoir dans le " jardin des brumes du soir ", tandis qu’à l’extérieur la guérilla communiste monte en intensité.
Cameron Highlands, août 2017
L’histoire complexe de la Malaisie affleure dans ce récit, où les conquêtes successives ont laissé une population multiethnique : aborigènes « Orang Asli », Boers, Anglais, Chinois et Indiens. Mais l’un des sujets centraux en est aussi, selon moi, la mémoire : vivre avec ses souvenirs, oublier, pardonner et se pardonner. Après avoir longtemps voulu oublier ses années difficiles, c’est lorsqu’elle commence à perdre ses souvenirs que Yun Ling essaie de les retenir.
L’écriture mesurée et le rythme assez lent demandent une grande attention, car l’auteur évoque plus qu’il ne raconte. Comme dans le jardin japonais placé au centre du récit, le roman est beaucoup plus riche qu’il ne semble au premier coup d’œil, et se prête à des interprétations à de multiples niveaux. Les secrets d’Arimoto ne font qu’affleurer, comme ces rochers décorant le bassin, dont la plus grande partie est cachée. La vie de ce maître est un chef d’œuvre de dissimulation, à l’aune de son art du shakkei (paysage emprunté) : dissimuler une partie du paysage permet de le révéler selon la perspective, et intégrer le paysage de faire paraître le jardin plus grand qu’il ne l’est… D’ailleurs la fin du récit ne donne pas de réponses à toutes les questions de Yun Ling... ou du lecteur.
Tan Twan Eng est né en 1972 à Penang, en Malaisie. Il a fait des études de droit en Angleterre, et exercé comme avocat à Kuala Lumpur, avant de se consacrer à l’écriture. Le Jardin des brumes du soir, son second roman, a été finaliste du Man Booker Prize en 2012 et lauréat de plusieurs prix.
20:07 Publié dans Coups de coeur, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman étranger, malaisie, mémoire, jardin japonais