11/10/2020
Dans les geôles de Sibérie
Dans les geôles de Sibérie
Yoann Barbereau
Stock (la bleue), 2020, 300 p., 20€90
Une plongée terrifiante dans le système pénitentiaire russe. Yoann Barbereau fait œuvre littéraire du complot qui l’a envoyé en prison en 2015, et de son évasion incroyable de Russie trois ans plus tard.
Amoureux de la Russie, de son peuple, de sa culture, Yoann Barbereau occupe avec succès le poste de directeur de l'Alliance française à Irkoutsk en Sibérie orientale. Avec son épouse russe, Margot, il s’introduit rapidement dans les cercles d’influence et devient notamment proche du maire, un opposant à Vladimir Poutine.
Le 11 février 2015 des hommes en civil font irruption à son domicile et s’en prennent violemment à lui, devant sa femme et sa fille Diane âgée de 5 ans ; il est menotté, cagoulé et emmené en voiture pour une destination inconnue. Interrogé, frappé, il est sommé d’avouer… mais quoi ? "Quelques heures plus tard, il apprend qu'on l'accuse de pédophilie, plus exactement, d'avoir diffusé des documents pédopornographiques et d'avoir violé sa fille. C’est l’incompréhension et la stupeur."
Alors qu’il espère la venue de sa femme pour dissiper cette erreur et le faire libérer, la police l’informe qu’elle a demandé la protection des autorités et son incarcération (témoignage qu’elle rejettera par la suite, arguant qu’il a été fait sous pression). Après sa garde à vue, il est emprisonné 71 jours dans "des conditions épouvantables où il est facile de sombrer. La seule façon de s’en sortir c’est de s’adapter à la lumière qui ne s’éteint jamais, à la caméra, aux ordres souvent arbitraires, aux brimades, aux humiliations, aux fouilles et à bien d’autres façons d’abattre un homme. Il est vital pour lui de convaincre ses compagnons de cellule que l’accusation de pédophilie est mensongère et qu’il est victime d’une machination montée par le FSB" (service secret pour la sécurité intérieure russe).
Après un séjour de 20 jours en hôpital psychiatrique, pour de nouvelles expertises, il est assigné en résidence sous contrôle d’un bracelet électronique. En France, sa famille et ses amis constituent un comité de soutien, pour obtenir l’annulation du procès car il risque une lourde peine. Les autorités françaises assurent de leur soutien, tiennent de beaux discours et font de belles promesses, mais n’agissent pas, et la nouvelle redoutée arrive : le comité d’enquête fédéral ordonne l’ouverture du procès.
Yoann Barbereau est effondré. Il sait que les gens du FSB ne le lâcheront pas. La seule alternative pour lui est la fuite. Avec la complicité d’un ami russe opposant au régime, il prépare minutieusement son évasion. Il parvient à déjouer la surveillance, et à effectuer un voyage incroyable de 5000 km jusqu’à Moscou, où il trouve asile à l’ambassade de France, qui s’avère être une prison dorée. Quand il apprend qu’il est condamné par contumace à 15 ans de camp à régime sévère, une évidence s’impose : il ne peut compter que sur lui-même. Il s’enfuit à nouveau et parvient enfin à la frontière russo-estonienne après une marche difficile de 12 km. Il est libre.
Où faut-il chercher les raisons de son arrestation ? Il est informé de source sûre que le FSB a monté un dossier compromettant contre lui. C'est le fameux « Kompromat », souvent utilisé en Russie pour porter préjudice à une personnalité politique ou à toute autre personne indésirable. "J’étais trop visible, agaçant, trop audible, proche du maire, trop libre, j’étais un mégalo, ma mise au pas ferait avancer les carrières de l’ombre. C’était le calcul. Ne jamais sous-estimer la bêtise et le désœuvrement du FSB dans les lointaines provinces."
Son récit dresse un portrait sans concession de la Russie de Poutine, le fonctionnement du pays, sa justice, ses prisons, les cercles d'influence locaux, les mafias, les petits chefs zélés et carriéristes qui veulent se faire bien voir, les kompromats qui détruisent les individus.
C’est aussi un récit empreint de culture, ponctué de très beaux passages littéraires. Il rend hommage aux écrivains russes. Ce sont eux qui, avec ses souvenirs de lecture de Villon à Alexandre Dumas, en passant par La Fontaine et Voltaire, lui permettent d’évaluer sa propre situation, de supporter sa condition et d’envisager son avenir. Enfin son amour de la Russie éclate dans de belles pages consacrées à son premier contact avec ce pays à Rostov sur le Don, à la nature sauvage de Sibérie, au lac Baïkal.
"Une féerie glacée se déploie autour de nous, elle nous protège ; nous chantons ; Diane reste interdite devant les tuyaux azurins d’un orgue monumental inventé par le gel. Dehors le Baïkal a installé une ruine de glace, elle s’offre à perte de vue. C’est un lacis d’arêtes saillantes, blanches ou cristallines, certaines ont été bleutées, il y a des totems glorieux et le masque d’une gorgone posé sur le chaos...Nous nous tenons ensemble dans cet éblouissement".
Annie
13:35 Publié dans Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, russie
15/02/2020
Les patriotes
Les patriotes
Sana KRASIKOV
Albin Michel (Terres d’Amérique), 2019, 593 p., 23.90€
Traduit de l’américain The Patriots (2017) par Sarah Gurcel
Née en Ukraine en 1979, Sana Krasikov a grandi dans l’ancienne République Soviétique de Géorgie, avant d’émigrer aux Etats-Unis avec sa famille. Pour ce livre, pensé et écrit entre 2005 et 2017, elle s’est inspirée de l’histoire de la mère d’un ami, Pauline Friedman, dont elle a pu récupérer les dossiers déclassifiés par la Loubianka. La première scène du roman est directement transposée de la vie de cet ami : le moment où, adolescent, il a retrouvé sur le quai d’une gare sa mère de retour du goulag.
Ce récit kaléidoscope, situé entre 1934 et 2008, couvre trois générations d’une même famille. La perspective varie selon le narrateur et l’époque.
1932, après la grande dépression, Florence Fein – New-Yorkaise d’origine juive russe, embarque pour l’Europe "construire le paradis rouge". "Florence elle-même n’était pas certaine de savoir après quel rêve elle courait : celui d’une humanité soviétique en général, ou celui d’un homme aux yeux noirs en particulier." "Elle n’était pas vraiment communiste. Insatisfaite, c’est tout. Elle voulait faire de sa vie quelque chose de grandiose" et aspirait à un idéal d’égalité, une meilleure vie pour tous.
Toute sa vie, son fils Julian essaie de comprendre les choix de sa mère, qui ont été lourds de conséquences pour lui. Pourquoi sa mère at-elle pu continuer à refuser de condamner le système qui a détruit leur famille et l’a envoyée au goulag pendant 7 ans. Il profite d’un séjour professionnel à Moscou pour réclamer les archives du KGB sur sa mère. Désormais Américain, il essaie de ramener aux Etats-Unis son fils Lenny, qui à son tour a choisi d’émigrer en Russie pour affaires… mais pas seulement.
Chaque génération a un rapport équivoque à ses origines, entre deux nationalités et deux mondes, et les relations entre les générations sont empreintes de d’incompréhension, chacune ayant dû supporter les conséquences des choix de la précédente. La loyauté de chacun des personnages est mise à rude épreuve. Bien que chacun se considère comme une bonne personne, les mauvais choix sont nombreux !
Cette saga m’a fait découvrir le destin des Américains ayant émigré en URSS dans les années 1930, qui se sont retrouvés piégés dans les années Staline. Le regard sur les relations diplomatiques et économiques entre US et Russie n’est pas sans rappeler la situation des années 2010 ! Dans un double discours, les dirigeants et médias américains se méfient de la menace rouge, de l’autre on continue à faire des affaires...
Les origines juives des personnages ont leur importance. Les juifs américains, venant d’un pays où l’on peut s’exprimer, partagent l’expérience des juifs russes. Pendant une courte période, après la révolution, et pendant la "Grande guerre patriotique", les origines juives en Russie ont été valorisées, mais dès lors que l’on sombre dans la période Stalinienne, l’identité juive est menacée et réprimée, et la "chasse aux ennemis du peuple" est partout. Pour survivre, il faut calculer tout ce qu’on va faire ou dire.
De nombreux autres personnages gravitent autour de ces trois narrateurs, dans un récit un peu complexe, touffu, mais passionnant. Coup de cœur de Renata et Aline.
19:07 Publié dans Coups de coeur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman étranger, russie, etats-unis
24/05/2017
Bouillon russe (4/4)
Le maître et Marguerite
Mikhaïl Boulgakov
R. Laffont, 1968
L’auteur, de famille bourgeoise russe de Kiev, médecin et écrivain, est mort en 1940, après avoir travaillé à son roman pendant 12 ans, mais son roman n’est publié qu’en 1965 en version censurée – et dans son intégralité en 1973. Considéré comme l’une des œuvres littéraires russes majeures, ce roman contient beaucoup de références à la littérature russe.
Deux fils narratifs se croisent : la vie du Maître, écrivain de la Russie stalinienne, et la Judée de Ponce Pilate, dont il a fait son sujet d’écriture. S’ajoutent un personnage de diable, dont les apparitions fantastiques permettent à l’auteur de glisser des critiques contre le régime stalinien. Et n’oublions pas Marguerite, l’amante, qui recouvre toutes sortes de personnages ! Grand admirateur du Faust de Goethe, Boulgakov revisite avec ce roman le mythe de Faust, et le transpose dans le Moscou des années 1930 : pour retrouver l’homme qu’elle aime, Le Maître, auteur d’une biographie inachevée de Ponce Pilate, Marguerite accepte de livrer son âme au diable…
Les combattantes. Les aviatrices soviétiques contre les as de la Luftwaffe
Liouba Vinogradova
H. d’Ormesson, 2016, 25€
Le titre résume bien ce documentaire sur les aviatrices soviétiques qui ont combattu la Luftwaffe. L’auteur est allé à la rencontre des survivantes. Elle raconte la formation des femmes à l’aviation dans un petit aéroclub, la vie de la population soviétique, et les batailles dans de tout petits avions dans lesquels se trouvaient juste la pilote et la navigatrice, avec les bombes sur les genoux ! Contre des Messerschmitt, inutile de dire qu’il y a eu peu de rescapées !
Le Journal de Lena - Leningrad, 1941-1942
Léna MOUKHINA
R. Laffont, 2017, 21€
Une lycéenne de 16 ans, solitaire, commence à écrire : son quotidien, le lycée où règne l’égalité entre garçons et filles, la vie dans les appartements communautaires…
Son journal intime est surtout un témoignage précieux sur le siège de Léningrad par les troupes allemandes (juin 1941 à juin 1942). La ville assiégée, la population entière réquisitionnée, le rationnement, les bombardements….
Une longue préface remet dans le contexte historique, le livre comporte aussi beaucoup d’annotations à chercher à la fin du volume, mais l’ensemble reste fluide à lire.
La guerre n’a pas un visage de femme
Svetlana ALEXIEVITCH
Presses de la renaissance, 2004, 22€
La journaliste biélorusse, prix Nobel de littérature en 2015, recherche le vécu des gens. Elle a écrit également La fin de l’homme rouge, et La supplication (sur Tchernobyl), tout le contraire d’un hymne à la patrie.
Ici, elle est allée chercher des récits de femmes qui ont combattu dans l’armée soviétique. Beaucoup étaient volontaires pour partir sur le front « sauver la patrie ». Infirmières, tireurs d’élite sur les canons, à la fabrique de bombes… livrent de courts récits, certes très instructifs, mais parfois un peu répétitifs, ce qui rend la lecture un peu fastidieuse.
Une question revient : « Pourquoi les allemands ont-ils fait la guerre, ils avaient tout ?! »
Nostalgia, la mélancolie du futur
Éditions Daphnis et Chloé en partenariat avec les éditions Louison, 2015, 24€
Dix-huit écrivains russes contemporains, pour autant de nouvelles, jusqu’ici parues dans la revue littéraire SNOB. Vladimir Sorokine, Edouard Limonov, Elena Pasternak, Soljenitsyne, Zakhar Prilepine, Maxime Kantor, Mikhaïl Chichkine... tous sont réunis ici autour d’un thème commun : la nostalgie, la douleur du retour.
Un bel objet livre, élégant et soigné « à l’ancienne ».
Rappelons ici les excellentes bandes dessinées de Fabien NURY et Thierry ROBIN, inspirées de l'histoire russe : Mort au tsar (2 tomes) et La mort de Staline (2 tomes).
21:21 Publié dans Bouillon de lecture, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman étranger, russie
23/05/2017
Bouillon russe (3/4)
Le caméléon
Andréï KOURKOV
Liana Lévi, 2001, 18.30€
Kiev, 1997. Dans le studio qu’il vient d’acheter, Nikolaï Sotnikov découvre « Kobzar », un livre de Taras Chevtchenko, considéré comme le chef-d’œuvre du grand poète et patriote ukrainien.
Dans les marges figurent au crayon les multiples annotations d’un homme mort dans des conditions suspectes. Dans un document que ses amis ont glissé dans son cercueil, il écrivait avoir découvert une chose précieuse pour le peuple ukrainien. Nikolaï se rend la nuit au cimetière, et après avoir procédé à une exhumation clandestine, il récupère cette lettre. Rédigée en 1851, elle accusait Chevtchenko, alors soldat à Mangychlak, Kazakhstan, d’avoir caché quelque chose dans le sable.
Veilleur de nuit dans un entrepôt d’aliments pour bébés, Nikolaï se rend compte que cette activité masque un trafic de drogue, et il est obligé de quitter Kiev. Il en profite pour rallier Mangychlak afin de percer l’énigme Chevtchenko. En chemin, il rencontre une jeune Kazakh, la belle Goulia, qui va l’accompagner dans un périple jalonné de rencontres, dont la plus surprenante sera sans doute celle d’un gentil caméléon.
Foisonnant roman d’aventures, ce voyage initiatique du narrateur à la recherche d’un trésor qui reste ici symbolique, trouvera sa récompense. Maniant la parabole et l’humour, Andreï Kourkov, d’une écriture limpide et attrayante, proclame la vanité des nationalismes et dresse un portrait des anciennes républiques soviétiques gangrenées par les trafics et la corruption. Original !
Françoise
20:24 Publié dans Bouillon de lecture, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : russie, ukraine, roman étranger
22/05/2017
Bouilllon russe (2/4)
Sur mon père
Tatiana TOLSTOÏ
Ed. Allia, 2003
C’est un récit intimiste, construit par la fille aînée de Léon Tolstoï à partir de ses souvenirs d’enfance et des journaux intimes de ses parents.
Le mariage de Sophie et Léon fut heureux pendant environ 20 ans. 13 enfants sont nés, dont 5 sont morts en bas âge. Sophie a abandonné une vie brillante à Moscou pour soutenir son mari dans la conduite du domaine d’Iasmaia Poliana, en Ukraine, et dans ses travaux littéraires : pour Guerre et Paix, elle met au propre la nuit les pages écrites dans la journée par Léon.
Leurs caractères sont opposés, elle pessimiste et jalouse, lui optimiste forcené, désireux d’être bon et tiraillé par la quête spirituelle. Le portrait fait par Tatiana est loin de celui de quasi-mégère dont on a affublé sa mère.
Tatiana a beaucoup d’amour pour ses parents. Pour elle, prendre la plume est un douloureux « devoir », car elle révèle bien des choses qui d’ordinaire ne sortent pas du cercle familial intime. J’ai beaucoup aimé.
Ginette.
20:13 Publié dans Bouillon de lecture, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : russie, témoignage
21/05/2017
Bouilon russe (1/4)
Le chapiteau vert
Ludmilla OULITSKAIA
Gallimard, 2014 (2010 en Russe), 24.90€
Pourquoi ce titre ? Sur la couverture, des rails qui s’entrecroisent : existences croisées ou divergentes de trois personnages principaux. Ilya, Micha, Sania : de la mort de Staline (1953) à la mort de Joseph Brodsky (poète russe, prix Nobel 1987, mort à New York en 1996).
Les trois garçons, rejetés à l’école par les autres, pour des raisons différentes : pauvreté d'Ilya, judéité de Micha et joliesse de Saia l'aristocrate, suivent le prof de littérature russe : Vassili… lui-même amputé, victime de la seconde guerre mondiale.
A travers les trois personnages, c’est l’histoire de l’URSS avec les arrestations, les compromissions, les dénonciations, etc… Très intéressant. Parfois difficile à suivre à cause des magouilles politiques, de la complexité des sentiments humains, des personnages « à la russe », mais… à lire !
Marie-Claire
Sincèrement vôtre, Chourik
Ludmilla OULITSKAIA
Gallimard, 2005, 24.90€
Portrait d'un homme élevé dans un monde de femmes, à commencer par sa mère et sa grand-mère, dans le Moscou des années 1980. Chourik est un homme faible, assez pathétique, autour duquel l'auteur développe une kyrielle de personnages secondaires, finement croqués, et une multitude de détails et anecdotes... au point que le lecteur perd en route le fil narratif. Bien écrit.
Aline
20:02 Publié dans Bouillon de lecture, Critiques de livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman étranger, russie
23/09/2012
Cuisine tatare et descendance
Cuisine tatare et descendance
Alina Bronsky, traduit de l'allemand par Isabelle Liber, Actes Sud, 2012, 23.40 €
Rosalinda nous fait partager sa façon d'affronter la misère omniprésente en URSS dans les années 1980 : pénuries, corruption, appartements collectifs,... Lorsque sa fille tombe enceinte, elle donne à sa petite-fille le nom de son ancêtre tatare Aminat, et prend à bras-le-corps son rôle de grand-mère. Orgueilleuse et manipulatrice, elle régente toute la famille, et fait subir à tous d'insolites épreuves "pour leur bien"
C'est drôle et triste à la fois, mordant et douloureux. C'est aussi l'histoire d'un peuple déboussolé par des années de privations : les Tatars, ancien peuple turc nomade, l'une des minorités opprimées d'URSS.
Jacqueline
21:23 Publié dans Coups de coeur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : famille, russie